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L’internet le plus lent

Swisscom s’agrippe à son monopole et résiste juridiquement par tous les moyens. Résultat: la Suisse se retrouve avec des connexions poussives et coûteuses.

Que leur gouvernement soit de droite ou de gauche, tous les pays européens ont libéralisé le marché des télécommunications, au plus tard au début des années 2000. En France, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin a poussé ce que l’on appelle le dégroupage (c’est-à-dire le partage régulé des infrastructures entre l’opérateur national et les privés), en reconnaissant qu’il fallait «accélérer la concurrence pour faire baisser les tarifs».

Résultat: en France, et ailleurs en Europe, pour environ 15 euros (25 francs) par mois, on surfe sur des ligne de 20 Mbps, c’est-à-dire une capacité 10 fois supérieure à l’ADSL suisse, pour la moitié du prix. Et pour quelques euros de plus, la télévision numérique, avec 150 chaînes, est fournie dans la plupart des pays européens, y compris en Espagne depuis peu.

En Suisse, compromis oblige, le législateur a opté pour une ouverture progressive, et partielle, du marché. Ainsi, de nouveaux opérateurs sont apparus dès 1998, mais Swisscom a conservé son monopole sur le dernier kilomètre, contraignant les concurrents à louer – à prix fort – l’accès aux lignes des abonnés au téléphone. Il a fallu plusieurs années, et l’intervention du Tribunal fédéral, pour que l’on impose des tarifs d’interconnexion plus bas à Swisscom, permettant une baisse importante des prix.

«Le procédé est toujours le même: l’opérateur national fait de la résistance passive, constate Didier Divorne, fondateur du site spécialisé allo.ch. Swisscom dispose d’une armée de juristes et utilise tous les recours possibles afin de bénéficier de sa position dominante le plus longtemps possible. C’est une démarche tout à fait logique puisque c’est une entreprise cotée en bourse et qui doit maximiser ses revenus.»

A la lenteur structurelle du processus d’arbitrage s’ajoute donc celle des recours, puis la résistance politique grâce à un puissant lobby organisé et, dit-on, financé par l’opérateur. Les tarifs des conversations vocales ont finalement baissé, pour le plus grand bénéfice des usagers, et les opérateurs privés ont obtenu gain de cause, mais Swisscom a pu continuer de remplir ses caisses dans l’intervalle.

Logiquement, l’opérateur national utilise une stratégie exactement similaire en matière de connexions haut débit à l’internet, qui n’étaient pas comprises dans la première phase de la libéralisation. Sous la pression du parlement, le dégroupage a été imposé à partir d’avril de cette année. Pour la location des raccordements, Swisscom a annoncé fin mars un tarif de 31 francs par mois, suscitant la colère de toute l’industrie. «Il est vrai que Swisscom a fait preuve d’un certain culot pour fixer un tarif pareil à ses concurrents alors que ses clients privés paient 25 francs pour leur raccordement au réseau», constate Didier Divorne. «Nous investissons des millions pour moderniser notre réseau, ce n’est pas pour qu’il soit ensuite bradé à nos concurrents», se défend Christian Neuhaus, porte-parole de Swisscom.

«Swisscom essaie de gagner du temps et s’accroche à son monopole, résume Dominique Reber, porte-parole de Sunrise. On ne peut que regretter cette attitude, qui risque de freiner l’essor des communications à haut débit en Suisse pendant plusieurs années.» Outre les tarifs, chaque détail est objet de négociations: le dégroupage nécessite un accès physique au câblage et aux centraux Swisscom, et même à l’alimentation électrique, et il s’agit de savoir qui va intervenir où, et à quel prix, en cas de panne par exemple. «Nous avons un projet énorme et nous sommes prêts pour investir des millions afin d’améliorer l’offre en Suisse, mais tout est suspendu car les règles du jeu ne sont pas équitables, poursuit le porte-parole. Les autres opérateurs, plus petits, attendent notre décision avant de démarrer.» Le premier round de négociations se prolonge jusqu’en juillet, et mènera vraisemblablement à une longue bataille judiciaire.

Heureusement, la concurrence du réseau câblé a quand même poussé Swisscom a moderniser son infrastructure pour rester compétitif. «Sans cette concurrence, on aurait peut-être même pas l’ADSL en Suisse, sourit un concurrent qui souhaite rester en bon terme avec l’opérateur national, donc anonyme. Quoi qu’il en soit, la libéralisation complète du marché n’est pas pour demain car Swisscom prépare déjà la résistance suivante: les centraux de terminaison, dans les quartiers, reliés par de la fibre optique pour la mise en place du VDSL. Ces centraux de quartier ne sont pas touchés par l’ordonnance de dégroupage votée par le Parlement. Cette technologie donnera un avantage compétitif à Swisscom pendant longtemps car les privés ne pourront pas la proposer sans passer par eux.» De quoi occuper les juristes pendant quelques années encore, pendant que les Suisses attendent au bord des autoroutes de l’information.

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Diagnostic: les réseaux à haut débit pour les particuliers figurent parmi les plus lents, et les plus chers d’Europe. Les services, comme la télévision numérique (à la demande) et la téléphonie par l’internet, tardent à arriver.

Responsables: par volonté de compromis, la libéralisation du marché a été effectuée à la retirette et tardivement. Jouant sur la lenteur des recours, Swisscom s’accroche à ses monopoles et judiciarise les dossiers, empêchant une réelle concurrence.

Solutions: un pouvoir politique moins complaisant envers l’ancienne régie, des décisions juridiques plus rapides, un pouvoir accru du régulateur, une commission de la concurrence plus active et des consommateurs mieux informés.