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La dilution de l’idée européenne

Vous avez l’impression que l’Union européenne sort rassérénée de l’accord sur le traité constitutionnel réalisé la semaine dernière? Moi pas.

On savait l’Europe en panne. Elle l’est toujours et ce ne sont ni les gesticulations sarkozyennes ni l’angélisme merkelien qui lui donneront le souffle nécessaire à une reprise. Bateleurs hors ligne, ils sont parvenus à vendre du vent, de la poudre de perlimpinpin.

Pour qualifier un accord cosmétique où aucune question de fond n’est réglée, le français fédéral nous donnait naguère un mot très parlant pour le qualifier: il est «schubladisé» (de Schublade, tiroir). Ne dérangeant personne, il peut y dormir longtemps. Et si par hasard, il fallait l’en extraire, il serait emporté par le premier orage.

Les causes de cet état de fait sont multiples. Les remèdes encore inexistants. Paradoxalement, la première cause vient des succès européens, de l’abolition des frontières, de la monnaie unique, de la libre circulation des biens et des personnes qui, aujourd’hui, pour les générations montantes, apparaissent comme allant de soi.

Or cette génération, marquée par l’angoisse de trouver une place dans la société, est néanmoins dépolitisée, peu concernée par la chose publique, étrangère au civisme le plus élémentaire.

Elle n’en est que très partiellement responsable: l’essentiel de son trouble vient de carences qui tiennent à la fois d’une éducation et d’une formation qui n’ont pas su s’adapter aux énormes mutations que nous vivons et à l’indigence d’un matraquage médiatique visant pour l’essentiel à faire consommer tout et n’importe quoi le plus loin possible de toute interrogation existentielle.

Mobiles par goût ou, si l’on parle des étudiants, par devoir, ils retrouvent lors de chaque voyage ou séjour le même milieu, les mêmes produits, les mêmes marques. Tout est plat et interchangeable. Les Américains sont habitués à cela depuis des décennies. A leur suite, les Européens sont aspirés par ce mode de vie.

Tout cela n’alimente pas une lutte idéologique et une prise de conscience européennes mais renforce au contraire les clanismes régionaux, l’esprit de clocher, l’impact du blochérisme. Or sans l’énergie, les motivations, les espoirs de la jeunesse nous sommes contraints à faire du surplace.

Sur un plan très différent, l’UE se meurt de l’étreinte assassine des Anglo-Saxons. Ouverts sur les mers, contraints de commercer pour survivre, ils ont inventé le libre-échange, mais le pratiquent plutôt chez les autres que chez eux. Quand on leur résiste, ils envoient des canonnières et règlent le problème par la force.

En acceptant (avec mille concessions) l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’UE, les partisans de la grande idée européenne d’après guerre ont surestimé leur capacité de résistance à cet esprit-là, à l’atlantisme pour le dire en termes contemporains. L’UE d’aujourd’hui tend à se transformer en cette grande zone de libre-échange que les Anglais appelaient de leurs vœux dans les années cinquante. En bonne logique, la Turquie sera intégrée pour peu qu’elle ne retombe pas ouvertement sous la coupe des militaires.

L’élargissement inconsidéré et mal préparé à une dizaine d’Etats dotés d’une démocratie autoproclamée, mais aussi de marchés potentiels et de main d’œuvre très qualifiée et bon marché, a fait le reste. A moins de faire sauter la baraque, la marche arrière est impossible. On l’a vu le 27 juin avec les admonestations ridicules adressées à la Roumanie et à la Bulgarie qui n’ont pas amélioré d’un iota leur lutte contre la corruption. Mais Bruxelles fait comme si.

Cela dit, restent les acquis signalés plus haut et quelques autres encore, loin d’être négligeables (sur les universités notamment, la police aussi). Il est même possible d’espérer que la crise actuelle permettra d’éviter d’autres erreurs, comme le recours à la démocratie référendaire, avant de s’être donné la peine de forger un esprit civique (ou citoyen) européen.

En cela, la douche froide du non français devrait servir de leçon. A vues humaines, les grands ensembles ne peuvent être dirigés que par un système démocratique représentatif, seule capable d’assurer les médiations, les transitions.

La dilution de l’idée européenne est telle que l’on a pu entendre Pascal Couchepin, déclarer récemment que les Suisses allaient certainement réaliser qu’ils étaient dans l’Union européenne sans l’être et que, dans leur grande sagesse, ils régulariseraient leur situation. C’est assez dire si le risque d’abandon de souveraineté dans le sens classique est désormais inexistant.