Vladimir Poutine et la nouvelle classe dirigeante issue de la police et de l’armée ont permis à la Russie de retrouver ses zones d’influence traditionnelles. Exemples.
Le 9 mai est pour les Russes le jour officiel de célébration de la victoire sur le nazisme. Le journal Le Monde ne pouvait choisir meilleure date pour publier un éditorial intitulé «Le froid Russie-Europe» soulignant les grands sujets de discorde entre des partenaires qui hier encore semblaient sur la même longueur d’onde: Estonie, Pologne, Kosovo, bouclier antimissile…
Toute allusion à un refroidissement renvoyant inévitablement à la guerre froide, on ne peut que s’interroger sur l’éventualité d’un tel retour en arrière. Il est vrai que toutes les conditions semblent réunies pour relancer une compétition acharnée entre l’est et l’ouest du continent. La Pologne et les Balkans renvoient aux pires heures de l’histoire européenne de ces trois derniers siècles. Les boucliers antimissiles rappellent quant à eux que, sans les Etats-Unis, l’Union européenne serait un nain militaire.
Est-ce une raison pour paniquer? L’histoire nous incite à répondre négativement, c’est du moins la conclusion que m’inspire une relecture de la Question d’Orient telle qu’elle se posait au XIXe siècle.
Si l’on considère l’évolution des puissances sur le long terme, c’est un lieu commun de constater qu’une période dynamique marquée par la croissance ou l’expansion est toujours suivie d’un repli, d’une pause, avant de retrouver de nouveaux rapports de force. La Russie a connu lors de sa période soviétique — sous Staline (expansion européenne et asiatique) puis sous Brejnev (expansion mondiale) — un tel essor que la chute ne pouvait être que violentissime. Elle le fut. Mais le désastre ne fut pas général. Ainsi dans le champ de ruines des années 1990, l’industrie spatiale survécut paisiblement, remplissant tous ses contrats.
Vladimir Poutine et la nouvelle classe dirigeante issue des secteurs les plus dynamiques de la police et de l’armée sont parvenus au cours de ces dernières années à redonner forme à un système qui paraissait condamné. Avec des méthodes qui nous font pousser des cris d’orfraie parce qu’ils sont adémocrates (comme on dit athée), donc différents de nous, de notre culture, de notre perception de ce que doit être la vie collective.
Ils ont stabilisé l’économie à l’intérieur, coupé les branches folles (quelques oligarques style Mikhaïl Khodorkovski), «national-privatisé» à leur manière les formidables richesses énergétiques, puis relancé une politique étrangère à commencer par le voisinage proche.
Pour affronter les Etats-Unis? Ils n’en sont pas là. Il n’est même pas certain du tout que, désormais adeptes et acteurs de l’économie de marché mondialisée, ils posent le problème en ces termes. Non, ce qui leur importe est de défendre leur pré carré, protéger leurs frontières, retrouver des zones d’influence traditionnelles.
Parmi ces zones, il y a bien sûr les pays baltes, la Pologne, les Balkans. Or quel que soit son régime politique, la Russie porte depuis Pierre le Grand (1672-1725) une attention toute particulière à l’élaboration de sa politique étrangère. Poutine n’agit pas différemment.
Un exemple le prouve, son comportement par rapport à l’espace orthodoxe de l’Est européen qui, dans la configuration géopolitique actuelle va de Minsk et Kiev à Belgrade et même à Athènes, en passant par Chisinau, Bucarest et Sofia.
Le monde éberlué a vu comment les velléités de rupture biélorusse et ukrainienne ont été brutalement stoppées par l’interruption des livraisons de gaz et de pétrole en plein hiver. En Moldavie, une solution hautement pragmatique se dessine dans le conflit de Transnistrie: Moscou s’apprêterait à retirer sa XIVe armée en échange de la création d’une sorte d’Etat binational ayant une tête moldave à Chisinau et une autre slave à Tiraspol.
Avec la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce, le jeu est plus fin et rappelle presque à l’identique ce qui se passait au XIXe siècle. A une différence près: le Bosphore (le fameux accès aux mers chaudes) est remplacé par l’approvisionnement énergétique.
La semaine dernière, deux ministres bulgares sont tombés pour corruption sur fond de pétrole. A Bucarest, une bonne partie de l’opinion et les intellectuels voient des manigances russes (et gazières) derrière la suspension du président Bãsescu.
En Bulgarie et en Roumanie, la nouvelle classe dirigeante adémocratique n’a pas encore pris le pouvoir, mais elle s’y efforce, sans craindre la contradiction: porter aux nues l’alliance américaine ou l’entrée dans l’Europe, ce qui n’a jamais empêché personne de trafiquer à gauche et à droite.
En Serbie, où les dirigeants sont plus rustres et nettement plus stupides, ils brandissent bien haut le drapeau du panslavisme, certains qu’ils sont de l’amour indéfectible que leur porte Vladimir Poutine. Mais ils oublient que ce dernier est en campagne électorale, que demain ses priorités ne seront plus les mêmes, que la Serbie n’aura pas retrouvé une assise pour autant.
Ce retour en force de la Russie sur la scène politique est-européenne est évidemment vécu avec une certaine angoisse par ceux qui espéraient la page définitivement tournée. L’inquiétude est d’autant plus justifiées qu’entre Napoléon et la Première guerre mondiale, la Question d’Orient provoqua plusieurs guerres locales.
Hélas! On ne se débarrasse pas facilement d’un voisin aussi encombrant. Vu les rapports de force, il est encore plus difficile de l’empêcher de s’ébrouer.
