LATITUDES

Quand les enfants gardent la maison

Chamboulée par un divorce, une famille genevoise a choisi de confier leur domicile aux enfants, les parents y séjournant chacun une semaine sur deux. Un type de séparation original qui comporte de nombreux avantages, et quelques inconvénients. Rencontre.

La petite maison jaune, posée dans une rue tranquille de Genève, semble particulièrement accueillante en cette froide soirée hivernale. Le poêle rougeoie et le café bout sur la cuisinière. Cette demeure chaleureuse est habitée par Lucile, 6 ans, Emma, 10 ans, et Oscar, 11 ans.

Il y a deux ans et demi, leurs parents ont décidé de se séparer après 16 ans passés ensemble. Les enfants ont alors gardé la maison, le chat et la voiture: leur mère y vient une semaine sur deux, leur père a droit aux autres tranches hebdomadaires.

Le reste du temps, Geneviève Villeval, 38 ans, et Jean-Pierre Golinelli, 40 ans, occupent chacun un petit logement où ils résident seuls. Une solution qui a permis aux enfants de conserver un semblant de stabilité. «Malgré le gros chamboulement de la séparation, ils ont gardé leur vie de quartier, leurs camarades d’école, leur chambre», note Geneviève, qui est styliste. Un foyer, en somme. «Ainsi, ce ne sont pas les enfants qui ont dû supporter les conséquences des choix faits par les adultes», renchérit son ex-mari.

Cette garde originale permet également aux deux parents de «s’impliquer à fond avec les enfants et de les suivre dans leurs activités scolaires ou de loisirs, note Jean-Pierre. Je ne supporterais pas de les voir uniquement un week-end par mois.»

Geneviève avait précisément cela en tête lorsqu’elle a proposé à son ex-partenaire de partager ainsi la maison: «Je voulais que nous gardions tous deux la même implication avec les enfants. Il s’agit aussi d’une question d’équité. Avec ce système, nous conservons chacun les mêmes charges éducatives.»

Et au bout du compte, la progéniture en bénéficie doublement, puisque chaque semaine elle a droit à un parent «tout neuf» prêt à lui accorder toute son attention. Geneviève se dit «fière d’avoir réussi à instaurer un système qui évite que l’un des deux parents n’ait eu à abandonner ses enfants.»

Plus prosaïquement, le mode de garde inventé par les ex-époux permet d’éviter les grands déménagements chaque semaine. «Allez donc déplacer trois gamins avec toutes leurs affaires tous les sept jours!», sourit la mère de famille. «Je préfère rester ici, je ne voudrais pas faire mes valises tous les dimanches soirs, ajoute Oscar, l’aîné. En fait, ça m’embrouillerait si on changeait de système.»

La clef du succès: de bons rapports et une bonne dose de confiance. «Il faut bien s’entendre, reconnaît Geneviève. Cela n’a pas toujours été facile au début, lorsque la colère et la chaleur de la séparation étaient encore très présentes, mais ce choix nous a aussi obligé à nous voir régulièrement et à rester sur un terrain intelligent.»

Jean-Pierre acquiesce: «Il faut garder du respect pour son ex-partenaire. Si la séparation était intervenue dans un contexte haineux, cela n’aurait pas marché. Avec un tel mode de garde, il est en effet très facile d’embêter l’autre.»

Le père de famille évoque à cet égard «la convention tacite» qui veut que chacun laisse la maison en ordre et le frigo plein en partant le dimanche soir. «Et on se rend service, pour garder les enfants pendant les vacances par exemple. Aucun de nous ne dit ‘c’est ta semaine, tu te débrouilles’», explique Geneviève.

Au centre du dispositif mis en place par la famille genevoise se trouve un acteur incontournable: la maison. «C’est elle qui a rendu possible notre système de partage, grâce à son loyer très bas. Nous n’aurions pas pu financer deux appartements de six pièces chacun. Nous n’avons pas eu le choix, en quelque sorte», souligne Jean-Pierre. Fait intéressant, cet arrangement a eu pour effet de souder les enfants entre eux: «Ils sont devenus les maîtres de la maison, ses trois piliers, dit Geneviève. Résultat, ils sortent moins et préfèrent rester dans le cocon qu’ils se sont construits ici.»

Malgré tous ses avantages, cette solution comporte une face obscure. «Souvent les gens pensent que notre système représente la panacée», relève Jean-Pierre. Mais pour cet architecte aux longues journées, les déménagements constants représentent une charge pesante. «Nous subissons la contrainte que nous n’avons pas voulu imposer aux enfants.»

Plus grave, les ex-époux ont de la peine à tirer un trait définitif sur le passé en retournant tous les 15 jours dans les murs qui ont hébergé leur histoire. «Retrouver cette maison, la décoration inchangée, était difficile au début, mais j’ai fini par m’en détacher, explique Jean-Pierre. On me dit parfois qu’à force de rester dans le même univers, je n’ai pas pu faire de coupure nette.»

Geneviève a éprouvé les mêmes problèmes: «Parfois, j’ai l’impression que rien n’a changé, de faire du sur place. Le plus dur a été de se laisser vivre la séparation tout en étant tout le temps collés l’un à l’autre.» Autre risque: «Notre système représente une forme de possession sur l’autre — de mainmise — qui l’empêche de refaire entièrement sa vie.» Comment concilier en effet un nouveau partenaire, voire une nouvelle naissance, avec le partage alterné d’une maison?

Pour les enfants aussi la situation n’a pas toujours été limpide. «Ils ont été confrontés à une certaine zone de flou en restant au même endroit malgré la séparation», analyse Jean-Pierre.

Lucile a eu le plus de difficultés à s’adapter. Il a fallu renoncer au repas en commun du dimanche soir, une sorte de conseil de famille, car cela la stressait de voir ses parents s’entendre sans pour autant rester ensemble.

Oscar avait, lui, de la peine à s’habituer à l’arrivée du nouveau parent: «Il confondait les noms, m’appelait papa le premier jour», raconte Geneviève. Quant à Emma, elle souffrait du problème inverse: «Cela me paraissait trop long d’attendre l’autre parent d’une semaine à l’autre», relate la petite fille.

Pour les parents, le déchirement est non moins insoutenable à la fin de «sa» semaine. «La première année, j’avais l’impression qu’on me coupait une jambe à chaque fois que je devais les laisser. Je me mettais en colère, je me demandais pourquoi je m’infligeais cela», dit la mère de famille. Puis, la douleur a passé. «J’ai recommencé à sortir et à voir des gens pendant ma semaine de libre. Je suis aussi plus disponible pour mon travail: j’ai développé une nouvelle collection, créé un site internet, commencé à faire de la vidéo.»

Jean-Pierre s’est lui aussi mis à apprécier ces plages de liberté. «Je suis pleinement heureux quand je suis avec mes enfants et pleinement disponible la semaine suivante pour tout le reste.»

Cet équilibre reste toutefois précaire: Geneviève et Jean-Pierre ont tous deux conscience que leur arrangement n’est pas éternel. «Si l’un de nous refait sa vie ou part à l’étranger, il ne tiendra plus», fait remarquer la mère de famille.

De même, d’ici quelques années, Oscar, Emma et Lucile partiront chacun de leur côté. Plus question alors de maintenir un domicile familial commun. «A ce moment-là, le changement s’opérera naturellement. J’espère juste qu’on tiendra jusque là», conclut Geneviève.

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«Il y a un risque de créer un fantasme de réconciliation»

Philipp Jaffé, professeur de psychologie légale à l’Université de Genève, collabore également avec l’autorité tutélaire pour les cas de divorce conflictuels.

La solution du logement partagé par les ex-époux est-elle bien vécue par les enfants?

Ce qui incommode le plus les enfants lors d’un divorce, ce sont les allées et venues constantes: ils se plaignent de manquer leurs émissions préférées à la TV ou de ne pas avoir avec eux certains vêtements. A l’inverse, le système que vous évoquez permet de diminuer l’impact de la séparation sur les enfants, en maintenant leur environnement. L’idée derrière cet arrangement est de leur épargner les désagréments du divorce: aux parents de souffrir des problèmes logistiques liés à la séparation.

N’y a-t-il pas un risque de susciter de faux espoirs chez les enfants?

Le risque de créer un fantasme de réconciliation existe effectivement. Certains jeunes le traînent avec eux jusqu’à leur majorité, tant il est contre nature d’imaginer ses parents se séparer. Mais le fait de demeurer dans le même lieu leur permet aussi de se reconstruire rapidement une nouvelle routine et donc d’intégrer le divorce.

Les enfants deviennent-ils les nouveaux maîtres de la maison?

Les parents doivent faire très attention à ne pas abdiquer leur autorité, surtout lorsqu’ils sont affaiblis émotionnellement par le divorce. Ils doivent se concerter et faire savoir aux enfants qu’ils montrent du respect l’un pour l’autre en leur disant clairement que le point de vue du conjoint compte.

Et pour les parents, quels sont les effets de ce système?

Ils doivent prendre garde à ne pas figer dans l’espace-temps ce qui reste de la famille. Il y a un risque d’enlisement, de chroniciser la séparation. Parfois, il faut marquer le coup pour passer à autre chose. Je pense qu’il s’agit avant tout d’une solution à moyen terme.