LATITUDES

Un médicament contre l’acné accusé de créer des états dépressifs

Le Roaccutane, médicament contre l’acné, fait débat depuis son lancement. Il serait responsable de plusieurs cas de suicides en Suisse. Roche, le fabricant, nie tout lien de causalité, malgré une mise en garde sur la notice. Révélations.

Dans le jargon médical anglo-saxon, on l’appelle le «bazooka à bouton». Une réputation féroce héritée de ses excellentes statistiques: le Roaccutane, lancé par Roche en 1982, guérit dans 90% des cas les peaux acnéiques. De quoi inciter les dermatologues à prescrire sans parcimonie cette préparation orale à base d’isotrétinoïne, un dérivé de la vitamine A.

Or le produit miracle affronte des accusations plutôt alarmantes: il aurait des effets indésirables dévastateurs sur le psychisme, avec comme conséquences ultimes la dépression et le suicide. Swissmedic, l’organe de surveillance des médicaments en Suisse, relève 59 incidents en lien possible avec le produit, dont six suicides, dans sa récente statistique de novembre. «Une fréquence guère plus élevée que dans la population normale à cet âge précis», nuance Rudolf Stoller, responsable de la division pharmacovigilance chez Swissmedic.

Sten Olsson, responsable de la base de données de pharmacovigilance de l’OMS, à Uppsala, répertorie 4’214 cas de problèmes psychiques en lien supposé avec l’isotrétinoïne, dont 1071 tentatives de suicides. Les autorités sanitaires américaines (FDA) ajoutent qu’on devrait multiplier par cent les chiffres de la pharmacovigilance, tellement sont rares les victimes conscientes d’un lien possible entre le médicament et un état dépressif postérieur.

Aux Etats-Unis, la substance entre dans le top 10 des médicaments accusés de causer des suicides, mais il est le seul de la liste dont le risque n’est pas prouvé*. Selon Serena Tinari, une journaliste scientifique de la Télévision suisse italienne, qui a minutieusement enquêté pendant deux ans sur ce produit, Roche aura affronté près de 150 procès à la fin 2007 à cause de ce type d’effets secondaires.

Karin K., une mère de famille genevoise, a rapidement eu la conviction que la paranoïa et les crises d’angoisses dont souffre sa fille depuis près de deux ans sont liées au traitement par Roaccutane qu’on lui a administré du 19 janvier au 12 avril 2005. Ce jour fatal, l’adolescente a tenté de se jeter sans raison sous une voiture. «Après cet incident incompréhensible, nous sommes allé chez le médecin qui, par précaution, a mis un terme au traitement», témoigne la mère.

Mais quelques mois plus tard, l’adolescente se renferme, dort mal et souffre d’angoisses chroniques. Des troubles qui culminent en une crise, suivie de deux mois d’internement dans un établissement psychiatrique, à l’automne 2005. Les psychiatres diagnostiquent un syndrome de persécution, mais n’y trouvent aucune cause neurologique ou psychologique. La mère décide alors de mener sa propre enquête: «J’ai découvert que la substance active du Roaccutane pouvait se fixer longtemps dans le corps. L’arrêt de la médication ne signifie donc pas automatiquement la fin des troubles psychiques, ce que le dermatologue n’a jamais évoqué.» Elle informe les psychiatres de cette caractéristique capitale, mais ces derniers ne tiennent pas compte de ses allégations.

Hans Kurt, président de la Société suisse de psychiatrie, s’étonne de cette indifférence: «En principe, tous les médecins devraient connaître ces risques et poser la question en cas d’état dépressif.» Le terrain montre une autre réalité. Deux chefs de clinique déclinent notre invitation à s’exprimer sur ce thème. La raison? «Je ne connais pas ce sujet.» Un généraliste lâche sous le couvert de l’anonymat que tous les médecins ne lisent pas les «conneries» du compendium, la bible des médicaments qui fait état de tous les effets secondaires supposés.

«A tous les niveaux, l’information fait défaut», déplore Maître Mauro Poggia, avocat genevois spécialisé dans le droit de la santé et défenseur de la famille K., qui a entamé une procédure judiciaire à l’encontre de leur dermatologue. Exemplaire à cet égard, le cas de la famille K. conjugue l’incrédulité à la méconnaissance des risques de la part du corps médical. Mais c’est Swissmedic qui encaisse l’essentiel des reproches de l’avocat: «L’autorité de contrôle se fige dans un rôle passif, elle devrait diffuser plus largement les informations pour en susciter en retour et compléter sa base de données lacunaire.»

Rudolf Stoller conteste la critique: «Il s’agit d’un problème discuté depuis longtemps. En 1998, nous avons même demandé au fabricant d’envoyer une «Dear Doctor Letter», une mesure prise seulement dans des cas graves, alors que nous ne possédions qu’un faisceau d’indices et aucune preuve scientifique. Il s’agit donc d’un signal très important.»

De son côté, Serena Tinari insiste sur la responsabilité des dermatologues, portés à prescrire du Roaccutane sans mesure, alors que ce produit est associé au traitement d’une acné aussi sévère que rare: «On baptise ce type de pratique le «off label use», une forme d’expérimentation qui s’écarte de ce qui est écrit dans le compendium», explique Serena Tinari. «Ils n’observent pas le principe de précaution qui devrait prévaloir dans la pratique médicale, leur souci principal c’est de contenter leurs patients», renchérit Mauro Poggia.

Daniel Hohl, professeur associé au service de dermatologie du CHUV de Lausanne, contourne la critique: «Comment définir la virulence de l’acné? Est-ce la taille des nodules ou la persistance qui prime? Reste qu’en principe, le Roaccutane ne devrait pas être employé en première instance.» Bien qu’il n’exclue pas complètement le développement de psychoses ultérieures, le spécialiste préfère souligner les bienfaits du médicament: «Dans mon expérience clinique, je n’ai rencontré que des patients dont l’état s’améliorait.» Le même genre d’argument servi par Roche: «On ne doit pas oublier que l’acné peut elle-même constituer une explication de ces troubles d’ordre psychique», avance Martina Rupp, porte-parole du groupe pharmaceutique.

La multinationale se réfugie elle aussi derrière l’absence de preuve de lien causal entre le médicament et la dépression: «Le Roaccutane n’est pas dangereux. Comme n’importe quel médicament, il a des effets secondaires, mais jusqu’ici aucune étude n’établit de rapport entre la prise du produit et des troubles psychiques.»

A vrai dire, des chercheurs de l’Université de Bath en Angleterre ont prouvé l’effet démoralisant du médicament sur des rongeurs. Le professeur Douglas Bremner de l’Université d’Atlanta a essayé quant à lui d’illustrer le lien à l’aide de cobayes humains. Ses expérimentations ont montré que l’activité cérébrale dans la région du cortex frontal, la région supposée des émotions, diminue de 16% chez des individus traités par isotrétinoïne par rapport aux patients soignés par antibiotiques.

Roche ne reconnaît pas la validité scientifique de cette étude: «Elle se base sur treize cas, ce qui est trop peu pour tirer des conclusions définitives. Et la différence d’activité cérébrale n’a pas d’effet sur le comportement psychiques des patients», réfute Martina Rupp.

Le mystère reste donc entier et ne promet pas de s’éclaircir. Depuis l’arrivée des génériques sur le marché, Roche n’investit plus dans la recherche autour de ce médicament moins lucratif.

Est-ce à dire que les patients suisses n’avaleront jamais du Roaccutane en connaissance de cause? Peut-être pas. Swissmedic prend désormais plus au sérieux les risques, comme l’indique un récent communiqué invitant à la précaution: «Une remarque faisant mention de ce risque potentiel sera introduite dans l’information sur le médicament, pour inciter les médecins à être attentifs à d’éventuels symptômes psychiques.» Les victimes commencent aussi à s’organiser. Suite au reportage de la TSI en novembre, une association a vu le jour, et entend bien éviter la prolifération de cas graves.

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* «An analysis of reports of depression and suicide in patients treated with isotretinoin», Diane K. Wysowsky, FDA, 2001.