LATITUDES

Ces jeunes qui sombrent dans l’alcoolisme

Céline aimait les sorties arrosées en boîte de nuit. Mais, peu à peu, l’adolescente s’est laissé piéger par la dépendance. A l’image d’une frange croissante de Romands qui s’enivre de manière systématique et organisée.

Céline est une belle jeune fille de 26 ans. Déterminée et énergique, elle donne l’impression d’avoir sa vie en main. Pourtant, elle vient de surmonter une grave dépendance à l’alcool. «J’ai commencé à boire occasionnellement à 15 ans. Je buvais jusqu’à en être mal, pour m’oublier», raconte-t-elle.

La situation empire lorsque la jeune femme atteint l’âge de 18 ans. «Comme je pouvais sortir en boîte, je me suis mise à boire tous les week-ends.» Elle se saoule avec ses amis et n’a pas l’impression d’être différente des autres: après tout, ils boivent eux aussi des quantités astronomiques durant ces soirées. «C’était de l’alcool festif, qui me permettait de me laisser aller, d’oser danser.» La journée elle manque les cours pour aller boire. «Je ne me sentais pas alcoolique à ce moment-là, car je vivais des périodes d’abstinence.»

Céline passe malgré tout sa maturité et commence l’université. «Je me suis mise à boire chaque jour. Tous les prétextes étaient bons: un verre avant un examen pour le stress, une bière après pour fêter, une cuite en cas d’échec.» Arrivent les premières vacances. «Je buvais encore plus, car je n’avais rien à faire. J’étais saoule du matin au soir.» A ces excès se superposent d’autres comportements à risque, notamment sexuels.

Une amie se rend compte que Céline a un problème et le lui dit. «En fait, j’en avais déjà conscience. J’ai des antécédents dans ma famille, je sais ce qu’est l’alcoolisme.» Elle tente de décrocher une première fois. En vain. «J’ai ressenti les symptômes du manque, les tremblements, la dépendance psychique.» Elle se tourne alors vers le CHUV et y suit deux semaines de cure de désintoxication.

A l’issue de ce sevrage, elle doit «apprendre à faire la fête sans consommer d’alcool». Pendant un an, elle renonce à fréquenter les boîtes de nuit. Aujourd’hui, Céline souhaite suivre une formation d’intervenante en dépendances pour aider d’autres jeunes souffrant d’alcoolisme.

Son cas est loin d’être unique. Selon une enquête publiée par l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) auprès de jeunes de 11 à 15 ans, 25% des garçons et 17% des filles boivent de l’alcool chaque semaine. De plus, 30% des écoliers et 20% des écolières âgés de 15 ans affirment avoir été ivres au moins deux fois dans leur vie. Des chiffres nettement supérieurs à ceux obtenus en 1998 lors d’une enquête similaire.

Les comportements des adolescents face à la boisson ont en effet fortement évolué ces dernières années. «Aujourd’hui, la fraternité a cédé le pas à une alcoolisation plus individualiste: une personne s’abstient pour conduire la voiture et les autres boivent à outrance, des doses presque mortelles, relève Francis Rapin, directeur de la Croix-Bleue romande. L’objectif devient d’aller le plus loin possible.»

Appelé binge drinking en Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves, ce type de comportement est arrivé en Suisse «il y a cinq ou six ans», estime Philippe Jaquet, directeur adjoint du foyer Les Oliviers, spécialisé dans l’alcoologie, au Mont-sur-Lausanne. «Je constate une consommation massive d’alcools distillés pour se déconnecter de la réalité. Les adolescents boivent comme on prend une drogue dure, ils se shootent à l’alcool.» Les soirées arrosées ont également acquis un nouveau cadre. «Je vois de plus en plus de jeunes qui se promènent dans la rue avec des canettes, note Jean-Marc Granger, chef de la brigade lausannoise de la jeunesse.

Ils se regroupent aussi dans les parcs pour boire ou consomment sur le chemin qui va de la voiture à la boîte de nuit.» Le policier observe ainsi fréquemment des rassemblements dans les parkings: «Ils remplissent le coffre de spiritueux, allument l’autoradio à fond et boivent dans la voiture. L’alcool devient alors l’unique leitmotiv de la soirée.» L’âge moyen des participants à ces beuveries est de 15-16 ans, mais les plus jeunes ont à peine 13-14 ans. «Les services d’urgence voient arriver des comas éthyliques vers 12 ans déjà!» indique Francis Rapin.

Les jeunes ont par ailleurs tendance à délaisser les alcopops – soumis à une nouvelle taxe depuis 2003 – au profit des alcools forts, qui ont vu leur prix baisser drastiquement en 1999 avec l’uniformisation du taux d’imposition à 29 francs par litre d’alcool pur (contre 27 à 54 francs auparavant). «On voit apparaître des mélanges maison de vodka-jus d’orange dotés d’un taux d’alcool bien supérieur à celui des premix», déplore le responsable de la Croix-Bleue. Les spiritueux sont trop bon marché en Suisse.»

Face à ces excès, les parents se retrouvent démunis. «Ils ne peuvent bien sûr pas suivre leur enfant toute la nuit, mais ils ont la possibilité de venir le chercher à la fin de la soirée. Ce système a pour avantage de poser un cadre à l’adolescent», suggère le brigadier. Autre piste évoquée par Francis Rapin: en Grande-Bretagne, des soirées sans alcool pour les 12-16 ans ont vu le jour. «Elles permettent aux adolescents de redécouvrir le plaisir de faire des choses ensemble sans l’apport de substances.» Un exemple que la Suisse serait bien inspirée de suivre, estime le responsable romand.

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Philippe Stephan, pédopsychiatre au Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHUV. Il traite les jeunes qui ont une relation problématique à l’alcool.

Qu’est-ce qui caractérise la consommation d’alcool chez les jeunes?

L’adolescence est une période compliquée. Le recours à l’expérimentation ou à la consommation de substances paraît donc tentant. L’alcool permet à cet égard d’obtenir une sensation d’ivresse et de vertige rapide, il a également un effet désinhibant. Pour les jeunes qui ont d’autres problèmes (familiaux, etc.), l’alcool représente également une manière de se forger une identité. A l’inverse, la cigarette est consommée pour s’affirmer ou pour tuer l’ennui et le cannabis pour s’anesthésier ou transgresser la loi des adultes.

Les jeunes boivent-ils davantage aujourd’hui?

Les beuveries ont toujours existé, notamment auprès des «jeunesses» dans les campagnes. Seule différence, la prise d’alcool était plus encadrée par des adultes: elle faisait office de rite initiatique pour marquer le passage vers l’adolescence. Aujourd’hui, les parents ont perdu le contrôle sur la consommation d’alcool de leurs enfants, ils ne la patronnent plus, ce qui favorise les excès.

Que peut faire un parent face à un adolescent qui boit trop?

Il doit prendre garde à ne pas stigmatiser l’adolescent. Ne pas banaliser sa consommation d’alcool mais ne pas la diaboliser non plus. Il s’agit d’une question de bon sens: le jeune doit pouvoir faire ses propres expériences – même malheureuses – mais pas au détriment de son insertion sociale et de ses autres activités (école, sport). S’il rentre alcoolisé de temps en temps d’une soirée avec ses copains du foot, ce n’est pas la même chose que si tous ses amis sont des compagnons de boisson qu’il ne voit que le week-end.

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Une version de cet article est parue dans Migros Magazine du 12 mars 2007.