TECHNOPHILE

La menace d’un internet à deux vitesses

Des parlementaires américains ont introduit en ce début d’année un projet de loi pour sauvegarder l’accès universel au réseau. En face, les géants des télécoms rêvent d’un internet payant.

On n’y pense plus quand on se branche sur internet, mais le réseau est neutre et son accès universel. La vitesse de nos milliards de balades quotidiennes ne dépend que du traffic et de la qualité de connection.

Aux Etats-Unis, les grandes compagnies de téléphonie et de câble comme AT&T, Verizon, Time Warner ou Comcast aimeraient aujourd’hui changer les règles du jeu et introduire un internet à deux vitesses. Selon ce projet, il y aurait une voie rapide pour les sites qui accepteraient de payer des mensualités et une autre, plus lente, pour tous les autres, comme les blogs qui n’auraient pas les moyens s’acquitter de la taxe.

La bataille se déroule autour du «dernier kilomètre», segment qui relie l’utilisateur au commutateur du réseau. «Ce dernier tronçon appartient aux grandes sociétés de télécommunications, explique David Farber, professeur d’informatique à la Carnegie Mellon University à Pittsburgh. Elles ont la possibilité de déterminer la vitesse avec laquelle les données sont transmises à l’internaute en fonction de leur origine». En d’autres termes, elles sont capables de favoriser certains sites aux dépens d’autres.

Face à ces grandes compagnies, on retrouve les fournisseurs de contenu comme Google ou Yahoo, qui s’érigent en défenseurs de la liberté des internautes. Mais leurs préoccupations sont avant tout économiques, vu le surcoût que l’introduction d’un réseau à deux vitesses occasionnerait pour eux.

La question est brûlante aux Etats-Unis depuis que les démocrates ont repris le contrôle du Congrès en début de cette année. Une fronde d’élus des deux bords emmenée par les représentants démocrates Ed Markey et Rick Boucher ainsi que par la sénatrice républicaine Olympia Snowe, veut faire passer une loi qui préserverait la neutralité d’internet et interdirait aux grandes sociétés de télécommunications d’introduire un service différencié.

Une initiative similaire avait déjà eu lieu l’année dernière mais s’était soldée par un échec. Rick Boucher voit dans le retour de son parti au pouvoir au Congrès une opportunité pour relancer son combat:«Le passage d’une loi sur la neutralité d’internet sera l’une des priorités du nouveau Congrès, explique-t-il. Et je suis convaincu que cette fois nous obtiendrons les voix nécessaires».

Au Sénat, un projet de loi allant dans ce sens a déjà été déposé en janvier. Il est soutenu par Savetheinternet.org, une coalition qui défend les intérêts des utilisateurs du web. En face, les propriétaires de réseau et sociétés de télécommunications ont créé leur propre coalition: handsofftheinternet.

Ce groupe accuse les élus de vouloir contrôler le réseau en légiférant. Il affirme aussi que l’introduction d’un service à péage permettrait de financer le développement de leurs réseaux saturés par le flux grandissant de données et profiterait aux utilisateurs.

Les répercussions d’un changement des règles du jeu aux Etats-Unis ne seraient pas immédiates sur l’internaute suisse. Comme le rappelle le professeur Farber, la «colonne vertébrale d’internet», à savoir les connexions entre les différents réseaux internationaux et serveurs, ne seraient pas affectés par l’introduction d’un web à deux vitesses outre-Atlantique. Et en Suisse, il n’y a pour l’instant pas eu d’initiative similaire sur le «dernier kilomètre».

La bataille américaine inquiète en revanche plusieurs spécialistes qui craignent un effet boule de neige dans le reste du monde. A l’Université d’Ottawa au Canada, le professeur Michael Geist a recensé des problèmes similaires dans son pays. «Au Canada, nous avons déjà eu plusieurs irrégularités, explique-t-il. Videotron, l’une des compagnies de câble, a proposé en novembre dernier que les fournisseurs de contenu paient une taxe selon la masse de données qu’ils mettent sur la Toile».

Robert Cailliau est l’un des pionniers d’internet avec Tim Berners-Lee au début des années 1990, lorsque les deux chercheurs travaillaient au CERN à Genève. Il fait part lui aussi de ses soucis sur l’évolution du web: «Ce que veulent les opposants de la «neutralité» d’internet est bien plus qu’un service à deux vitesses: ils veulent contrôler le contenu. En tant qu’utilisateur, je ne veux pas d’un fournisseur qui filtre ce que j’ai le droit de voir ou de transmettre. Nous risquons une situation similaire à celle de la téléphonie mobile, où la couverture dépend du fournisseur.»

Les partisans de la neutralité d’internet se rattachent à une décision rendue publique en décembre 2006 aux Etats-Unis. La Commission américaine sur les communications n’a donné son feu vert à la fusion entre ATT et BellSouth qu’à la seule condition que la nouvelle société s’engage à ne pas introduire de service à deux vitesses ces deux prochaines années.