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Un Blocher dans la tête

La victoire du patron UDC est si totale qu’elle a subrepticement investi des espaces que l’on n’aurait jamais crus blochérisables. Exemples avec la TSR et la RSR.

La proximité des élections législatives pousse certains milieux à s’intéresser à la composition du futur Conseil fédéral. Avec ou sans Blocher?

Le socialiste Andreas Gross propose une nouvelle forme de compromis gouvernemental, de «concordance restreinte» dit-il, qui viserait à gouverner la Suisse au centre en rejetant l’UDC dans l’opposition (lire Le Temps du 9 février 2006).

Venant de la part de celui qui, il y a une vingtaine d’années, dynamita l’establishment helvétique de la guerre froide en pilotant la fameuse initiative populaire «Pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix» (36% des voix en 1989!), la proposition est curieuse. Elle suppose que la Suisse ne puisse progresser que sur une base centriste alors que, par définition, le centre gère et se garde de bousculer.

Eût-il été centriste il y a vingt ans, Gross ne serait jamais parvenu à ébranler les fondements d’une armée agrippée aux mythes de la Deuxième Guerre mondiale (esprit de résistance, neutralité, défense de la vraie Suisse et de ses valeurs…). Parce que les centristes, à l’époque, fêtaient l’armée en organisant l’opération Diamant, célébration dérisoire et choucroutarde des cinquante ans de la Mob de 1939. C’est d’ailleurs sur les décombres de cette idéologie qu’un politicien encore frais, Christoph Blocher, commença son ascension vers le pouvoir.

Si Andreas Gross n’avait pas pris un coup de vieux, il se souviendrait peut-être que l’élection d’un conseiller fédéral est éminemment politique, comme nous l’a montré celle de Blocher&Merz en 2003. Il se souviendrait aussi que l’éloignement de cette droite réactionnaire, rétrograde et régressive du pouvoir passe par un lent travail de reconquête politique des esprits. Le succès relatif de l’initiative contre l’armée de 1989 vint couronner des années d’antimilitarisme militant, de luttes soutenues contre une institution arrogante et autoritaire.

Nous n’en sommes pas là aujourd’hui.

Le rejet prévisible de la caisse maladie unique par la Suisse allemande annonce au contraire un durcissement des rapports de force. Un durcissement qui s’inscrit parfaitement dans un climat général favorable à une droite affairiste dure, offensive et plus prédatrice que jamais.

Les bénéfices tombent par milliards dans la poche des actionnaires. Ce n’est pas une nouveauté, mais ce qui est neuf, c’est le taux d’augmentation de ces bénéfices d’une année à l’autre. Exemple probant: le groupe EMS Chemie, propriété de la famille Blocher, a vu en 2006 son bénéfice bondir de 69,2% à 308 millions de francs pour un chiffre d’affaire de 1,39 milliard en augmentation de 11,4%. Que celui qui pense que la ligne politique imposée par le chef du clan Blocher soit étrangère à ces succès lève la main!

Et quoiqu’en disent ceux qui pleurent une classe moyenne prétendument sacrifiée par le choc de la très grande richesse et de la misère, de substantielles miettes de ces profits virevoltent jusqu’à tomber dans l’escarcelle de ces nouveaux pauvres. Ils se hâtent d’ailleurs de claquer jusqu’à leur dernier centime en biens de consommation de toute première nécessité: voitures haut de gamme, objets immobiliers affriolants, vacances lointaines autant qu’idylliques, etc.

On vote cet automne? Très bien: la reprise est là, l’Europe se casse la gueule toute seule, les assurances sont à la baisse, le chômage aussi. Et il fait chaud même en hiver!

En réalité, la victoire de Blocher est si complète qu’il se garde bien de le proclamer, cela pourrait lui faire perdre des voix. Cette victoire est si totale qu’elle a subrepticement investi des espaces, des manières d’être ou de faire, que l’on n’aurait jamais crus blochérisables il y a quelques années encore.

Pour ne pas parler du cinéma prôné par le jeune Bideau, prenez la radio et la télévision romandes. Elles succombent depuis quelques années aux sirènes du mercantilisme de bas étage en faisant de l’audimat le critère unique de leur bon fonctionnement. Pourquoi donc?

Le «Da Vinci Code» de Dan Brown serait-il le nouveau mètre de la littérature parce que vendu à des millions d’exemplaires? Mais non! Nos médias obéissent en réalité à un réflexe différent. Le problème est plus prosaïquement politique. Il s’agit, en caressant le poil de l’audimat, de faire ronronner l’esprit suisse au nom de Idée Suisse, marque de fabrique par antiphrase des entreprises audiovisuelles.

Il en résulte une conception tout à fait originale de l’information qui, pour recourir à un très vieux proverbe, veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Soit faire passer pour de l’information le recours redondant au fait divers, à la valorisation de problèmes de sociétés (si possible à connotation sexuelles ou pédophiliques), aux variations infinies sur la météo et ses conséquences.

La vie de la planète sera juste reflétée par quelque attentat sanguinolent propre à flatter la xénophobie qui sommeille au cœur de chacun. Il n’y a que des sauvages (les autres) pour se conduire de la sorte. Le téléspectateur ainsi dorloté se laissera porter par une douce rêverie qui, immanquablement, le conduira à conclure qu’il a de la chance à vivre dans un pays aussi bien fait. Et à voter conservateur pour le conserver tel quel. Et vive les muselières pour chiens!

La radio a suivi à sa manière. Média traditionnellement voué à l’info, elle est parvenue en peu de temps à des sommets… de désinformation. Le matin, plutôt que de donner les nouvelles qui vous permettront d’apprécier l’état du monde dans lequel vous vous apprêtez à passer une journée de plus, on vous gave de questions/réponses insipides et de lents débats.

Le soir, rebelotte avec Forums, où l’inspecteur Perrin (pas celui, rigolo, de Michel Bory!) nous donne une fois sur deux (j’exagère à peine, c’est parfois le professeur Freysinger) son avis sur la marche du hameau voisin.

Cette politique médiatique qui fait de l’audimat le seul juge de la qualité du service public est authentiquement blochérienne, coulée dans le bronze de l’esprit suisse. Elle atteint d’ailleurs un taux d’audience qui correspond en gros aux résultats de Blocher&Merz, entre 30 et 40% de la population si l’on pondère les résultats des élections et ceux des initiatives.

Moralité: fermez le poste et ouvrez les fenêtres!