Ce n’est pas le silence des agneaux, mais celui des chasseurs pris sur le fait. Dix-sept fiers prédateurs en costumes sombres, ou tailleurs stricts, la meute comptant aussi quelques chasseresses. La crème du pays, princes de la finance, parangons de la réussite swiss made. Et qui avaient, qui ont encore à répondre, dans ce que l’on a un peu vite présenté comme le procès du siècle, de la mémorable débâcle de Swissair.
Des administrateurs qui sous la conduite du meilleur d’entre eux, Philippe Brugisser, visage en lame de couteau et long comme un vol non fumeur, avaient élaboré ou approuvé la conquérante «stratégie du chasseur». Autrement dit manger tout ce qui passe à portée, pour grandir, atteindre la fameuse, la seyante taille critique exigée par le marché. Avec un résultat qu’on connaît: le cornet de frites Sabena qui reste en travers de la gorge, puis des indigestions en cascade et l’entrée, un matin d’octobre 2001, du vilain mot de grounding dans le vocabulaire usuel.
Les yeux plus gros que le ventre donc, et l’accusation pénale de broutilles comme «gestion déloyale» et «diminution effective de l’actif au préjudice des créanciers». On en salivait, on allait enfin savoir, les medias se frottaient bruyamment les mains, l’heure du châtiment avait sonné et surtout, surtout, «ils» allaient devoir s’expliquer.
Parole à la défense. Résultat: bernique. Ou, comme l’a si bien dit le d’ordinaire assez bavard banquier genevois Benedict Hentsch: «Ich antworte nicht». Hormis Thomas Schmidheiny consentant à justifier la stratégie du chasseur, rendue nécessaire selon lui par le non des Suisses à l’EEE qui aurait isolé la compagnie, les premiers accusés s’en sont tenus à un obstiné «je sais tout mais je ne dirai rien». Avec, en retour, une sérieuse volée de bois vert dans l’opinion, les médias ou parmi les ex-employés.
«Omerta d’un autre âge» «muette arrogance», «conspiration du silence», «fatuité» «république bananière» «le silence du déshonneur», etc.
Deux explications ont été avancées pour tenter de comprendre la nature de ce silence qui agace tant: d’abord le risque de se retrouver, sur la base de confessions piteusement déballées devant le tribunal pénal, avec des poursuites civiles sur le râble, assorties d’amendes épicées, à la hauteur du préjudice — les créanciers étant toujours à l’affût. Ensuite, plus noble, cette certitude à laquelle seraient arrivé les accusés: impossible, même dans un procès fleuve, de débrouiller oralement les intrigues d’un dossier éminemment complexe.
Et puis il y a les résignés et les réalistes qui vous expliqueront que de toutes façons les petits génies de Swissair ne risquaient que des peines avec sursis, ou qu’au fond le politique, à savoir les chambres fédérales, porte une toute aussi lourde responsabilité en ayant injecté, les yeux fermés ou presque, en 2001, deux milliards tirés de la poche du contribuable pour sauver une compagnie tout de même privée et qui finira, sous le nom de Swiss, par être vendue pour des clopinettes aux Allemands de Lufthansa.
Bien sûr, accabler la suffisance de ces notables pète-sec jusqu’à la caricature est un peu facile, voire démagogique. N’empêche, leur silence aura fait tomber bruyamment quelques masques et équivaut à un aveu bien sonore: qu’à ce niveau de la finance, à ce degré du big business, l’élément juridique n’existe plus, que la légalité n’est pas prise en compte, que seule la stratégie commerciale prime et qu’un seul culte est rendu: celui du résultat. Respecter la légalité? On s’en tamponne, on n’y pense même pas, la loi et les tribunaux sont faits pour le bon peuple et ne sauraient concerner ces hautes sphères.
Parler d’omerta à propos de ce procès semble ainsi justifié: les capi de la mafia, les têtes folles du grand banditisme pratiquent un semblable mépris pour les pigeons confinés peureusement dans la stricte légalité et pour les représentants de la loi, et eux aussi devant les tribunaux, se murent dans un silence hautain, presque indigné, quasi aristocratique. Observez bien les visages des accusés de Bülach ces temps-ci, écoutez leur silence: tout est dit.