Qui a dit que la mode était frivole? Qui a hurlé au gaspillage en découvrant les montants alloués à l’art et à la création? Aujourd’hui, ces activités font partie d’un vaste ensemble représentant 4 à 8% de la force de travail des pays capitalistes les plus avancés, et parfois même jusqu’à 25 à 30% dans de grandes métropoles comme Londres ou Paris. Un ensemble auquel on doit une multitude d’emplois hautement qualifiés et à salaires élevés, dont la croissance est très soutenue, et qui constitue l’un des pans les plus dynamiques du capitalisme moderne.
Cet ensemble, c’est l’économie culturelle, qui regroupe des activités aussi disparates que l’industrie cinématographique, la musique, la publicité, la mode, et sur lesquelles repose aujourd’hui l’économie de nombreuses villes et régions. Allen J. Scott, professeur à l’Université de Californie à Los Angeles, est l’un des spécialistes mondiaux de ce phénomène. Lauréat du prix Vautrin Lud 2003, l’équivalent du Prix Nobel de géographie, il accepté de répondre aux questions de Reflex.
Pour Allen J. Scott, si l’économie culturelle connaît aujourd’hui un tel essor, c’est en raison d’une explosion de la demande de produits culturels servant au divertissement (DVD, cinéma, télévision, festivals), mais aussi parce que, désormais, même les biens les plus utilitaires se voient attribuer une dimension culturelle et symbolique, facteur d’affirmation personnelle et de distinction sociale.
«Une partie croissante de la culture que nous consommons est produite par des firmes soumises à des critères de rentabilité, constate-t-il. De même, un nombre de plus en plus grand de produits font l’objet d’une intense mise en valeur de leurs composantes esthétiques et sémiotiques. Et même des objets utilitaires comme les spectacles, les voitures, ou les ustensiles de cuisine sont d’une manière grandissante sujets à cette intensification de leurs attributs symboliques».
Mais si elle répond à une nouvelle demande des consommateurs, cette affirmation de la dimension culturelle des biens parfois les plus fonctionnels sert aussi les intérêts des producteurs, en leur permettant de se profiler face à une concurrence exacerbée et de s’adapter aux pressions qu’elle exerce sur les prix.
«L’une des manières de répondre à la concurrence sur les prix est d’octroyer aux produits un cachet qui les distingue qualitativement et de manière unique de produits similaires fabriqués par d’autres firmes, relève Allen Scott. C’est ce qui a traditionnellement permis aux fabricants de produits de luxe, comme Hermès ou Rolls Royce, de transformer des produits a priori ordinaires comme des foulards ou des voitures en marqueurs sociaux culturellement chargés.» En Suisse, l’industrie horlogère est peut-être l’exemple le plus représentatif de cette stratégie commerciale. «Les montres deviennent au bout du compte aussi bien une forme d’ornement corporel qu’un instrument servant à donner l’heure.»
A ces logiques économiques et identitaires s’ajoute une logique géographique. En effet, la production de biens et services culturels se concentre dans des lieux bien particuliers, et avant tout au sein des plus grandes métropoles mondiales, Los Angeles, New York, Londres, Paris, Milan, Sydney et Tokyo, mais aussi désormais dans les principales villes de pays émergents, comme Pékin, Shanghai, Séoul, Mexico ou Rio de Janeiro.
Elle y forme même parfois des quartiers clairement tournés vers un type d’industrie spécifique, où s’agglomèrent producteurs, sous-traitants, presse spécialisée ou lieux de formation. Hollywood ou le Garment District new-yorkais, quartier de la mode, en sont des exemples emblématiques. En termes scientifiques, on parle alors de districts industriels, ou clusters.
Si une telle proximité des composantes d’une même industrie culturelle peut sembler anachronique à l’heure des nouvelles technologies de l’information, elle s’explique par les avantages qu’elle procure aux producteurs.
«Les raisons de cette concentration de la production culturelle dans les grandes villes sont relativement complexes, admet Allen J. Scott. La concentration est due en partie à la présence dans ces villes d’élites culturelles et à l’existence de longue date d’activités culturelles traditionnelles. Une autre partie de l’explication réside dans la tendance des producteurs de ces industries à s’agglomérer en raison de leurs nombreux liens fonctionnels et de leur dépendance envers des bassins de main d’œuvre hautement qualifiée.»
En effet, les districts industriels sont traversés par des réseaux entremêlés et foisonnants d’acteurs spécialisés mais complémentaires, tour à tour activés puis éteints, construits puis dissous, au gré des projets à réaliser et de leur avancement. Un modèle d’organisation flexible, qui multiplie les occasions de coopération, et appelle au regroupement spatial.
«Considérez la façon dont un film est typiquement réalisé de nos jours à Hollywood, dit Allen Scott (qui vient d’ailleurs de publier un ouvrage sur le sujet, «On Hollywood»). Des centaines de firmes spécialisées, de travailleurs et d’indépendants sont rassemblés à différentes étapes du processus de production, afin d’apporter leur contribution particulière. Par conséquent, le film est produit au moyen d’un réseau multifacettes de différents participants, avec une société de production qui fournit des services de coordination pour le projet entier. Lorsque le film est terminé, le réseau se dissout, pour réapparaître sous une autre forme, avec d’autres combinaisons de participants, en relation avec un autre projet.»
Mais au-delà des bénéfices liés à l’agglomération spatiale, certains lieux offrent un avantage supplémentaire aux producteurs qui s’y trouvent, en raison de leur histoire, de leur savoir-faire et de la réputation de leurs produits. «Tout comme chaque firme différencie ses produits de manière spécifique, les produits sont fréquemment différenciés en fonction des lieux dont ils sont originaires», remarque Allen Scott. De quoi établir, pour certains pôles de l’économie culturelle, des positions de quasi monopole.
«Les produits de ces lieux peuvent être imités, mais il manque toujours à ces imitations l’aura traditionnelle qui entoure l’original, et pour laquelle les consommateurs sont prêts à dépenser sans compter. Par conséquent, lorsque la réputation d’un lieu pour l’exécution et la qualité se développe avec le temps, cela confère un avantage concurrentiel distinctif aux producteurs de ce lieu et cet avantage est souvent la source de profits économiques considérables.» La montre Swiss Made, la mode parisienne sont dans ce cas. Et les exemples peuvent être multipliés.
Traditionnellement, les grands centres de l’économie culturelle étaient la chasse gardée des pays capitalistes les plus avancés, qui diffusaient leurs produits à une échelle mondiale. Dans certains secteurs, on évoque même toujours avec inquiétude l’existence d’un impérialisme culturel américain, appelé à s’imposer partout de manière hégémonique.
Aujourd’hui pourtant, une nouvelle donne prend le dessus. Elle aboutit à la mise en place d’un modèle beaucoup plus complexe et polycentrique, dans lequel de nouveaux districts culturels apparaissent dans de nombreuses parties du monde, et se montrent capables de disputer les marchés mondiaux.
Le paysage changeant du cinéma mondial illustre cette transformation de manière spectaculaire. «Il y a trente ans, la prédominance de Hollywood était pratiquement incontestée. Aujourd’hui, elle est contestée de toutes parts, depuis l’Europe, le Japon, la Chine, l’Inde, l’Amérique latine, et d’autres parties du monde. Des défis semblables peuvent être observés dans la production de programmes télévisés et dans l’industrie musicale», souligne Allen Scott.
Si une telle évolution a été permise, c’est grâce à une maîtrise des systèmes de distribution et de marketing par les nouveaux producteurs, habiles à exploiter une demande de biens culturels de plus en plus divers et éclectiques. Mais aussi au prix d’une adaptation des produits culturels à une clientèle-cible élargie. «La clé consiste à tirer avantage de types particuliers d’atouts culturels indigènes, mais de régler minutieusement le produit final de façon à ce qu’il puisse être décodé culturellement et ses messages assimilés par les personnes appartenant à d’autres cultures. La stratégie développée par le cinéma de Bollywood à l’égard des marchés mondiaux est un cas remarquable de la manière dont cette sorte de compromis culturel peut accroître le succès commercial et l’influence culturelle.»
Faut-il donc craindre un déclin des centres de production culturelle traditionnels au profit de régions au bénéfice de coûts de production plus faibles? L’industrie de l’habillement de New York, Paris ou Milan, est-elle condamnée à une érosion plus ou moins rapide? «Les activités de production de niveau supérieur dans l’économie culturelle d’aujourd’hui restent jusqu’à présent relativement résistantes au processus de délocalisation», constate Allen Scott.
«Cela s’explique, encore une fois, par le fait que les grandes agglomérations possèdent les avantages compétitifs indispensables au maintien des bases de création, d’innovation et de financement de ce type de production. Par conséquent, bien que les emplois à bas salaires et à faibles qualifications diminuent dans les industries du vêtement de Paris et de New York, les emplois de niveau supérieur augmentent en fait à l’heure actuelle».
Mais à moyen terme, la compétition deviendra beaucoup plus sévère. «Les risques de concurrence pour des lieux comme Paris et New York vont beaucoup s’intensifier lorsque des pays comme la Chine ou l’Inde commenceront à produire leurs propres produits culturels de haute qualité dans des quantités significatives pour les marchés mondiaux, prédit Allen Scott, et ces pays progressent déjà à cet égard.»
En somme, une évolution semblable à celle que l’on observe dans d’autres industries, comme l’informatique ou l’électroménager, avec l’apparition de marques chinoises à l’ambition globale. Afin de protéger les industries culturelles de la concurrence internationale, les stratégies les plus efficaces sont «celles qui étayent le fonctionnement socio-économique collectif du district, par exemple à travers la formation professionnelle, des programmes d’exportation, ou la recherche sur les technologies employées», relève le géographe.
En revanche, il émet de sérieux doutes sur la pertinence de certaines politiques protectionnistes, et en particulier sur la célèbre «exception culturelle française», qui évoque pour lui les tranchées durant la première guerre mondiale: une retraite progressive et douloureuse à mesure que l’ennemi avance. Pour lui, cette politique souffre d’une mauvaise distribution des ressources, notamment dans le cinéma. «Il serait beaucoup plus efficace pour les Français de réduire leur soutien public à la production en tant que telle et de dévier ces fonds vers la distribution globale et le marketing, qui sont les véritables talons d’Achille du cinéma français». Un point à méditer à la prochaine Nuit des Césars.
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Patrick Boillat, géographe, est collaborateur scientifique à l’Université de Genève.