C’est à une superbe quête spirituelle que nous invite Pascal Mercier dans «Train de nuit pour Lisbonne». Le protagoniste, Raimond «Mundus» Gregorius, est professeur de langues anciennes dans un gymnase bernois — du genre bigleux barbu baba cool écolo au complet de velours fatigué, mais se jouant des langues avec une facilité déconcertante.
Par un matin de pluie et de vent, il rencontre sur le Kirchenfelderbrücke une femme dont on pourrait croire qu’elle veut se suicider. On apprendra qu’elle est portugaise. La tension dramatique du moment va le marquer de manière indélébile. A tel point que, abandonnant ses élèves au milieu de son cours, il s’en va sans un mot d’explication, laissant ses manuels sur le pupitre.
Peu après, toujours troublé, désorienté, il se rend dans la boutique d’un bouquiniste où il tombe sur un volume écrit en portugais, langue qu’il ne connaît pas. Il s’agit d’un livre intitulé «Un orfèvre des mots» écrit par un certain Amadeu de Prado et publié à Lisbonne en 1975. Le libraire lui en lit quelques phrases. Séduit par le rythme, Mundus lui demande de traduire:
- Sur mille expériences que nous faisons, nous en traduisons tout au plus une par des mots, et même celle-là simplement par hasard et sans le soin qu’elle mériterait. Parmi toutes les expériences muettes sont cachées celles qui donnent secrètement à notre vie sa forme, sa couleur et sa mélodie. Si ensuite, en archéologues de l’âme, nous nous tournons vers ces trésors, nous découvrons à quel point ils sont déconcertants…
Ces signes venus du Portugal sont d’une force telle qu’après des heures de réflexion, de flottement, d’incertitude, il décide de prendre le train pour Lisbonne.
Commence alors le périple fascinant d’un homme déterminé à passer du statut de voyageur immobile planté dans sa bibliothèque à celui d’investigateur intellectuel attaché à connaître sous toutes les coutures un homme dont il ne sait rien, Amadeu de Prado, sauf qu’il est l’auteur du bouquin qu’il trimballe dans sa poche.
Avec un talent à proprement parler stupéfiant, Pascal Mercier fait revivre une personnalité (un médecin écrivain orfèvre des mots), sa famille, ses femmes, ses amis, son milieu, le tout sur fond de salazarisme finissant et de répression politique.
N’allez surtout pas imaginer des discours ou des prises de position. Mercier est le maître de la nuance, de l’allusion, de la suggestion. Le rythme est donné par cette douceur qui nous fascine dans la langue portugaise lorsqu’on ne la pratique pas.
Publié à la fin août, «Train de nuit pour Lisbonne», a été plus que chaleureusement accueilli par la critique française, comme s’il s’agissait de lancer un candidat sérieux au prix Médicis Etranger. Car derrière le pseudonyme Pascal Mercier se cache Peter Bieri, un écrivain authentiquement bernois, qui enseigne la philosophie à Berlin.
Le Médicis Etranger est en fin de compte allé à Norman Manea, un écrivain roumain installé depuis une vingtaine d’années aux Etats-Unis, pour son «Le retour du hooligan: une vie». Un livre aussi beau que le précédent, très proche dans le soin et la maîtrise apportés à la construction romanesque, quoique moins musical, plus écrit avec les tripes. Un livre qui, par rapport au Portugal, nous emmène à l’autre extrémité de l’Europe.
Manea est né en 1936 à Suceava, chef-lieu de la Bucovine restée roumaine après la guerre. La date n’est pas anodine. L’année précédente, une violente polémique divisait le milieu intellectuel roumain sur fond d’antisémitisme. A son proche ami Mircea Eliade qui affichait son antisémitisme et publiait «Les Hooligans», un roman mettant en scène des jeunes violemment antibourgeois, l’écrivain Mihail Sebastian répliqua par un cinglant «Comment je suis devenu un hooligan».
Ecrivain juif roumain de la génération suivante, Manea a la mémoire d’autant plus vive qu’il fut déporté en Transnistrie tout enfant à l’occasion de la politique génocidaire roumaine menée avec une particulière virulence (trois à quatre cent mille déportés) dans le nord du pays, en Transylvanie, en Bucovine et en Bessarabie.
A son retour des camps de Transnistrie, il ne perçut pas de réelle sympathie — et encore moins de compassion — de la part de ses compatriotes. Devenu ingénieur par la force des choses et du stalinisme, Norman Manea ne cherche pas à s’intégrer dans un système dont il ne partage aucune valeur. Il écrit. Connaît la censure, les pressions. Après bien des hésitations, il choisit pour finir l’exil en 1986, à la fin des années Ceau
Le prétexte au récit est son retour au pays en 1997, suite à une invitation officielle. Mais après des hésitations presque aussi fortes que celles qui l’avaient conduit à s’exiler. C’est l’occasion pour l’écrivain de se souvenir, de retracer les épisodes marquants de son existence en les insérant dans une toile finement et patiemment tissée.
Alors que Pascal Mercier court par pur dilettantisme après une langue nouvelle, Norman Manea est lui victime de la pire situation qui puisse arriver à un écrivain: être abstrait par l’exil du biotope dans lequel il peut développer son art. Il en a gardé une sévère animosité envers les contorsions auxquelles se sont livrés ses anciens compatriotes pour plaire aux puissants du jour, qu’ils aient été Allemands avant-hier ou Russes hier.
Mais comme tout Roumain vivant à l’étranger, on le sent — sa prose en témoigne — tout imprégné du «dor », ce sentiment typiquement roumain (mais ô combien proche de la «saudade» portugaise!) de manque et de langueur irrépressible que suscite l’évocation tout intérieure du pays ou de l’être aimé.
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«Train de nuit pour Lisbonne», de Pascal Mercier, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, Maren Sell Editeurs, Paris, 2006, 490 pages.
«Le retour du hooligan: une vie», de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Véron, Le Seuil, Paris, 2006, 452 p.