A l’heure où l’épouse du maire de Paris passe devant les juges du tribunal correctionnel d’Evry, nous publions son portrait, librement adapté de Flaubert.
Pendant trois décennies, les notables de Paris envièrent à Jean Tiberi sa femme Xavière. Elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, battait le beurre et travaillait sans relâche à l’ascension politique de son mari – qui cependant n’était pas une personne agréable. Elle l’avait rencontré à l’occasion du mariage d’une de ses amies, en Corse, alors qu’il était jeune magistrat. Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par la stature de ce fils d’un employé d’assurance parisien. Au bord d’un champ, un soir, il lui avait demandé si elle pensait au mariage. Enhardie par la perspective de connaître enfin le grand monde, elle avait accepté.
Xavière Casanova entrevoyait dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’elle serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Son père, un pâtissier traiteur de Corte, lui avait apporté en dot un modeste appartement parisien, que le couple habita. A force de s’appliquer, Jean devint substitut du procureur, puis conseiller de la Ville de Paris. Dissipée jadis, expansive et presque enjouée, Xavière était, en le rencontrant, devenue opiniâtre, sévère, ambitieuse. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà garde des Sceaux. Xavière avait en tête un certain idéal gaulliste, d’après lequel elle tâchait d’éduquer son mari, qui répondait mal à ses efforts. La conversation de Jean était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie.
Alors Xavière décida de prendre les choses en main. Chaque jeudi, elle alla visiter les habitants du quartier. Elle rencontra des avoués, des épiciers, des notaires, des retraités, autant d’électeurs qui pouvaient placer Jean à la tête du Ve arrondissement. Elle leur disait «bonjour, je suis Xavière Tiberi», et leur vantait les talents de son mari conseiller. Jean finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme.
Grâce sans doute à cette opiniâtreté dont elle fit preuve, Jean devint enfin maire. Xavière profita de son statut pour devenir, elle aussi, une personnalité respectée. Elle se préoccupa de grandes questions: problème social, moralisation des classes pauvres, puériculture, tiers monde… Elle eut de belles idées à propos de la coopération multilatérale francophone. Lorsque M. Dugoin, président du Conseil général de l’Essone, lui proposa de devenir sa collaboratrice, elle accepta en rougissant.
On lui demanda de rédiger un document sur les rapports entre l’Essonne et les pays du Sud. Xavière négocia d’abord un salaire honnête de 200’000 francs, puis se mit au labeur avec l’application dont elle avait toujours fait preuve dans ses tâches domestiques. Cependant, elle s’aperçut vite qu’elle n’avait pas l’intelligence assez nette pour mener à bien pareil projet, d’ailleurs, elle l’avait entrepris avec trop de précipitation. Elle s’irrita de son ordinateur, qui était dépourvu de correcteur orthographique et qui lui faisait écrire «Asir du sus-est» en lieu d’«Asie du Sud-Est». Le vocabulaire technique qui était de circonstance lui déplut par sa complexité, alors elle décida de recopier un fascicule que son fils Dominique avait emprunté à la bibliothèque de l’université.
Xavière réussit ainsi à rendre dans les justes délais ses «Réflexions sur les orientations du Conseil général de l’Essone en matière de coopération décentralisée». Ces trente-deux pages, dont deux de sommaire, lui furent payées, comme promis, 200’000 francs.
Quand l’affaire du contrat éclata dans les colonnes du Canard enchaîné, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle écrivit ses tristesses dans son journal intime, et Jean la consola. Le cinquième jour, Xavière fut intérieurement satisfaite de se sentir enfin arrivée à ce rare idéal des existences sacrifiées, où ne parviennent jamais les coeurs médiocres. Le lendemain, elle écrivit dans son petit cahier qu’elle ne plongerait pas seule.
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Ce pastiche de Gustave Flaubert, écrit par Pierre Grosjean, a été publié dans les colonnes du «Nouveau Quotidien» le 31 décembre 1996.
