Heureusement qu’il y a des traces de boue à suivre sur la route. Et des camions qui vont et viennent sur le chemin qui monte vers la petite colline. Sinon, le Jiva Hill Park Hotel n’aurait pas été facile à trouver. Car les panneaux n’ont pas encore été installés sur la route. Et en plus, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’établissement ne ressemble pas à un palace habituel… Les six pavillons et le bâtiment central en bois semblent avoir été plantés là au hasard d’un atterrissage d’hélicoptère de magnat du pétrole, le plus loin possible de toute habitation.
Nous sommes juste au-dessous de Crozet, un petit village de 1500 habitants isolé dans les champs du Pays de Gex. Certains Genevois viennent y prendre le téléphérique qui donne accès au domaine skiable familial Monts-Jura, mais à part ça, l’endroit est complètement paumé. Quelle idée d’y construire un hôtel design cinq-étoiles avec des chambres à 1000 francs la nuit!
Au milieu de la nuée d’ouvriers qui s’agitent afin de terminer à temps pour l’ouverture du 15 janvier, Alain Goetschel affiche un sourire confiant de directeur d’hôtel. «La clientèle d’affaires recherche de plus en plus des séjours au vert dans un cadre original, notamment pour des séminaires, des séjours de coaching ou de team building, dit-il en évitant d’un bond une flaque de boue qui aurait ruiné sa paire de Weston. Notre grand avantage vient de notre taille réduite: pour réunir jusqu’à une trentaine de collaborateurs, une entreprise pourra louer l’ensemble de l’hôtel, ce qui offre des conditions de confort exceptionnelles, uniques dans la région. Par ailleurs, nous sommes à quinze minutes de l’aéroport, ce qui fait de l’établissement un lieu idéal pour recevoir clients, collaborateurs et partenaires internationaux, en particulier pendant les Salons de l’auto et de l’horlogerie.»
Anne Cheseaux, consultante indépendante spécialisée dans l’hôtellerie, confirme: «C’est un bon positionnement car il est vrai que la demande augmente pour des palaces hors des villes. Le groupe français Châteauform’ se spécialise par exemple dans ce type de formule, avec succès. Pour le team building, l’entreprise veut renforcer la cohésion du groupe et éviter au maximum les distractions et les sorties nocturnes. Le risque, c’est que cette clientèle dépend fortement de la conjoncture: les multinationales serrent très rapidement ce type de budget quand les affaires vont moins bien.»
Mais y a-t-il un modèle économique viable pour un tel hôtel de luxe isolé dans la campagne, avec seulement 34 chambres? «A cause de la taille et de l’emplacement, je ne conseillerai jamais un tel investissement, très difficile à rentabiliser, répond sans hésiter Anne Cheseaux. Les seuls palaces vraiment rentables en Suisse réunissent qualité d’emplacement, taille critique, design original et spa, à l’image du Park Hyatt de Zurich, l’un des plus profitables du pays. Dans le cas du Jiva Hill, la rentabilité n’est certainement pas la motivation centrale du promoteur.» En effet, Ian Lundin, qui a fait construire l’hôtel, s’est d’abord fait plaisir (lire ci-dessous) en achetant un terrain à côté de son club de ski nautique…
Reste que le Jiva, membre de la chaîne Small Luxury Hotels of the World, concurrencera les établissements de la place. «Chaque hôtel conserve sa spécificité et les nouveaux arrivants sont bienvenus car la variété de l’offre augmente l’attractivité de la ville», commente simplement Raouf Finan, directeur de la Réserve qui, avec 100 chambres, figure aussi dans le segment des petits Resort Hotels décentrés. Tout comme le Château de Divonne (33 chambres) en France voisine. Sans parler du Royal Palace d’Evian et de tous les cinq-étoiles de Genève, qui visent la même clientèle haut de gamme. «Nous serons compétitifs au niveau des prix, et même agressifs en comparaison avec les hôtels genevois, dit Alain Goetschel. Nous proposerons des packages tout compris pour des séminaires à 239 euros (380 francs) par personne et par nuit, ce qui est considérablement inférieur aux prix affichés. Nous visons un taux d’occupation de 50% la première année.»
Rentable ou pas, le Jiva Hill deviendra, à n’en pas douter, comme La Réserve d’ailleurs, un endroit où la Genève mondaine, toujours à l’affût de nouveautés et de beaux endroits, aimera se retrouver. Et, pour les familles qui rentrent du ski ou d’une balade à la campagne, un cadre d’exception où siroter un cocktail en regardant les montagnes. «Ce sera moins flashy, plus discret que La Réserve, glisse le directeur. Plus naturel et authentique.» En un mot: suédois.
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«La rentabilité sera faible»
Financé par Ian Lundin, l’établissement offrira 28 chambres de 38 m2 avec terrasse, et 6 pavillons indépendants de 48 m2. Prix affichés: 450 euros (700 francs) la chambre et 690 euros (1100 francs) le pavillon, la nuit. L’hôtel disposera aussi d’une piscine et d’un centre de bien-être (hammam, sauna). Chacun des six pavillons sera équipé d’un jacuzzi extérieur privatif.
Comment a germé l’idée de construire un hôtel de luxe ainsi décentré?
Ian Lundin: Je fais régulièrement du ski nautique dans la région avec mon ami Guy Paturel, qui a ouvert le lac artificiel Eurolac il y a cinq ans à Crozet. Nous avons appris que le terrain à côté du lac, qui fait 35 hectares, était à vendre. Je trouve cette région magnifique et je l’ai acheté avec l’intention d’ouvrir en premier lieu un centre équestre, car ma femme se passionne pour l’équitation. Au début, nous pensions aussi y bâtir une sorte de «club-house» privé pour les adeptes du ski nautique, sur le modèle de ce que l’on trouve en Floride. Nous avons ensuite réalisé qu’il y avait un potentiel plus large et que nous pourrions obtenir l’autorisation d’y construire un hôtel. Cela permettait aussi de valoriser mon terrain. La réglementation n’autorisait que 3000 m2 de construction et des hauteurs limitées. Nous avons imaginé un concept architectural discret, qui s’intègre dans la nature, d’où le choix de couleurs et d’éléments naturels.
Vous êtes-vous inspiré de modèles existants?
Dans la réserve de Shamwari, un endroit que j’adore en Afrique du Sud, on trouve de telles lodges individuelles luxueuses. Nous en avons adapté le concept, en y apportant une «touche suédoise»: chaque lodge en bois naturel est ainsi équipée d’un jacuzzi extérieur privatif. Nous nous sommes aussi inspirés de La Réserve, dont j’apprécie la décoration intérieure. Je ne vois cependant pas le Jiva Hill, avec sa trentaine de chambres, comme un concurrent sérieux de La Réserve.
Peu d’hôtels de luxe parviennent à dégager des bénéfices et la concurrence est forte dans la région. Pensez-vous que le Jiva Hill sera rentable?
L’avantage de notre offre consiste à pouvoir mettre à disposition l’ensemble de l’établissement pour un seul séminaire d’entreprise, un marché en forte croissance. Mais je ne me fais pas d’illusions sur la rentabilité de cet hôtel, qui sera faible. L’idée est avant tout de créer une belle pièce architecturale dont nous sommes fiers. L’investissement total s’élève à environ 30 millions d’euros (50 millions de francs), et il est très important pour moi que cet établissement soit géré de manière extrêmement professionnelle. En 2008, nous allons construire un golf, d’abord de neuf trous puis, si possible, un de dix-huit trous, afin d’augmenter encore l’attractivité du lieu.
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Lundin, lignée pétrolière
A la tête de Lundin Petroleum, l’un des acteurs importants de l’exploitation pétrolière et gazière en mer du Nord, Ian Lundin reste un homme à la fortune discrète. Né en 1960 à Cannes mais d’origine suédoise, Ian part étudier aux Etats-Unis à 18 ans. Après plusieurs longs séjours au Moyen-Orient et aux Etats-Unis, il s’installe il y a une dizaine d’années à Genève, où vivaient déjà ses parents. Son père Adolf Lundin, fondateur de Lundin Petroleum, décédé en septembre de cette année, fut un pionnier de l’exploration des ressources naturelles (pétrole, gaz, or, cuivre…) au Moyen-Orient, en Afrique et en Europe. Considéré comme une sommité mondiale du secteur, et une célébrité économique en Suède, Adolf Lundin s’était installé en 1966 en Suisse pour travailler – en parallèle au développement de sa société – comme directeur adjoint du Centre d’études industrielles à Genève (qui deviendra ensuite l’IMD à Lausanne), duquel il était d’ailleurs diplômé. Ian Lundin a repris, en 2001, le poste de CEO de Lundin Petroleum, puis celui de chairman.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 30 novembre 2006.