CULTURE

Ben à propos des artistes suisses: «Trop élitistes!»

Ben Vautier n’a jamais été aussi actif. Quinze ans après avoir écrit «La Suisse n’existe pas», l’artiste publie ses slogans sur des plumiers vendus en supermarché. Interview.

«Respectez-moi», «Je ne suis pas fashion», «J’ai trop à dire»… Rédigées en lettres blanches manuscrites sur fond noir, les petites phrases choc que l’on a retrouvées sur les plumiers et agendas des écoliers romands de la rentrée 2006 sont l’œuvre de l’artiste d’origine suisse Ben.

Installé sur les hauteurs de Nice, dans une maison colorée remplie d’œuvres d’art et d’objets détournés, Benjamin Vautier cherche la nouveauté et la provocation depuis bientôt cinquante ans.

Ami d’artistes célèbres comme Yves Klein en France ou Daniel Spoerri en Suisse, il a traversé toutes les mutations de l’art contemporain. Ses pièces sont exposées dans les musées du monde entier, à l’image de son énorme «Magasin» qui trône à l’entrée de Beaubourg à Paris.

En Suisse, on connaît surtout Ben pour avoir inscrit «La Suisse n’existe pas» sur le pavillon helvétique lors de l’exposition universelle de 1992 à Séville. Rencontre avec un artiste engagé, qui apprécie autant de voir ses œuvres vendues aux enchères que dans les supermarchés.

Vous avez des origines suisses. Quels sont vos liens avec ce pays?
Je viens d’une famille de peintres suisses. Mon arrière-grand-père, également appelé Benjamin Vautier, était un artiste reconnu. De plus, j’ai fait une partie de mes études au collège scientifique de Lausanne. J’en garde de très mauvais souvenirs. J’y étais très triste et j’ai souvent songé à me jeter du pont Bessières en passant devant.

Par contre, j’aime bien Genève. J’y ai fait de bonnes expositions dans les années 1970. J’ai également découvert le quartier des Pâquis, qui me plaît avec son côté multinational. En revanche, je m’interroge: pourquoi la Suisse n’a-t-elle pas de grande œuvre d’art signée de mon nom? Londres, New York et Paris en ont.

Lors de l’affaire Hirschhorn, on a souvent évoqué votre fameux «La Suisse n’existe pas». Avez-vous l’impression d’avoir subi le même opprobre national que cet artiste bernois?
J’aime bien Thomas Hirschhorn. Tous deux, nous partageons une chose: nous croyons à la liberté de dire les choses, même si nous ne le faisons pas de la même manière. J’ai effectué plusieurs expositions scandaleuses en Suisse mais, bizarrement, elles n’ont jamais provoqué d’esclandre. Sauf une fois: j’avais monté un accrochage sur le thème de l’argent dans une banque genevoise. Il a été démonté au bout d’un jour par le directeur zurichois de l’établissement. L’exposition comprenait des slogans comme «Ceci est un hold-up» et «L’argent c’est du vol»…

La Suisse est-elle réactionnaire?
Non, elle est plutôt pragmatique. Elle est adepte de la mentalité «J’ouvre une pharmacie et il faut donc que cette pharmacie marche, il faut que des gens y viennent.»

Que pensez-vous de l’art qui se fait en Suisse?
La Suisse romande regarde trop vers la France. Les Alémaniques sont plus indépendants. Ils ont un centre artistique avec Bâle. Les artistes suisses et les personnes actives dans ce milieu ont aussi tendance à être trop élitistes, à l’image de ce qui se fait au Mamco (n.d.l.r.: le Musée d’art moderne et contemporain, Genève). Il ne se montre pas assez ouvert sur la population genevoise. Cette ville mériterait un véritable musée neuf et bien fait, centré sur trois domaines: les productions locales, les artistes internationaux et le super expérimental. Aujourd’hui, seul le volet de l’art «m’as-tu-vu» est représenté à Genève. L’art contemporain ne doit pas forcément être quelque chose d’élitiste. On peut y intéresser beaucoup de monde, pour autant qu’on conserve une attitude ouverte. Il suffit de ne pas se croire sorti de la cuisse de Jupiter.

Vous avez aussi connu Jean Tinguely.
Oui, il m’appréciait. Il m’a demandé à plusieurs reprises d’intervenir sur ses pièces, sur le Cyclop notamment. Mais je ne l’ai jamais fait, car je ne croyais pas assez en moi. Tinguely était un véritable fabricant d’œuvres. Mais il ne faut pas oublier la jeune génération, celle des John Armleder et Olivier Mosset.

Pourquoi avoir choisi Nice pour vous établir et non la Suisse…
Il y a deux explications. Premièrement, c’est ma mère qui m’a amené à Nice lorsque j’avais 14 ans. Un peu comme l’anguille, un animal qui retourne toujours sur son lieu d’origine, elle avait choisi de retrouver ses racines en fin de vie. Avant de se marier, ma mère s’appelait en effet Giraud, une famille qui a quitté Antibes – juste à côté de Nice – pour la Turquie en 1789 à cause de ses sympathies royalistes. Cela arrive souvent dans les familles immigrées: on retrouve ses origines avec la vieillesse, on retourne sur ses pas pour mourir. Peut-être que je finirai mes jours en Suisse! La deuxième raison est qu’il fait toujours beau à Nice.

Expliquez-nous le concept d’ethnisme, que vous défendez depuis de nombreuses années.
L’ethnisme est un mot mal vu, je préfère parler d’ethno-linguistique. La langue est en effet ce qui soude le plus un peuple. Sans idiome, il n’y a pas de communauté. La communauté italienne existe grâce à l’italien, les gitans grâce à la langue rom, Israël grâce à l’hébreu. La langue est le ciment des communautés. C’est pour cela que j’ai écrit «La Suisse n’existe pas» à l’exposition universelle de Séville. C’est un problème de langue. Il n’y a pas de langue suisse et il n’existe donc pas de communauté suisse. Les seuls vrais Suisses sont les Romanches, car ils ont leur propre idiome. L’ethnisme prône une société où les différentes cultures cohabiteraient sans que l’une n’en écrase une autre. Pour ce faire, chaque ethnie doit parler sa langue. Sinon elle se retrouve en situation d’infériorité, comme les Noirs aux Etats-Unis qui ont abandonné leur idiome d’origine (wolof, swahili, etc.) au profit de la langue du maître.

En quoi votre ethnisme se distingue-t-il de celui de l’extrême droite, qui reconnaît l’existence de différentes ethnies mais exige qu’elles ne se mêlent pas?
Je suis pour le mélange des peuples! Je veux que chaque culture respecte les autres, sans mettre de hiérarchie entre les ethnies. La base de mon ethnisme réside chez Lévi-Strauss, qui dit que chaque culture comporte une vision du monde. Si on en supprime une, on tue une vision du monde. Par contre, je m’oppose à ce qu’on mette tout dans une bassine et qu’on remue: on obtient alors une soupe insipide. Le capitalisme fait cela aujourd’hui. Il est porteur d’un impérialisme qui impose la même culture McDonalds à tout le monde.

Comment la Suisse traite-t-elle ses différentes cultures?
La Suisse est le seul pays au monde où trois ou quatre populations parviennent à cohabiter, sans qu’une des régions tente d’imposer sa langue aux autres. J’ai beau être pro-européen, je préférerais que l’Europe devienne suisse, plutôt que le contraire. Nous aurions alors une Union européenne magnifique: les Bretons, les Occitans, les Catalans et tous les autres pourraient y exister sans problème.

Vous vous êtes fortement opposé au soutien de la France à la première guerre du Golfe. Que pensez-vous de la neutralité suisse?
J’ai un peu peur que la Suisse ne soit pas vraiment capable de donner un avis qui lui appartienne vraiment. Sur le récent conflit au Liban, je n’ai rien entendu de convaincant venant de la Suisse. J’ai même plutôt entendu des choses qui m’ont embêté. Le pays se comporte de manière pragmatique quand il s’agit de politique internationale. Il ménage la chèvre et le chou. Peut-être vaut-il mieux qu’il soit neutre, sinon il choisirait le camp de la démagogie, celui des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne et de la Russie. Si vous voulez que les choses changent, il faut me nommer ministre des Affaires étrangères!

En quoi consiste votre dernier projet d’exposition?
J’ai monté une exposition qui s’est déroulée simultanément dans une dizaine de galeries à Paris. Son nom: «Tas d’esprits». J’ai imaginé un tas, car on met beaucoup de monde dans un tas. Je voulais réunir une série d’artistes qui ont eu un geste contre l’art, qui lui ont dit «merde». Duchamp, Manzoni ou Olivier Mosset sont tous des gens qui ont testé les limites, qui sont allés au bout de leur pensée, comme les surréalistes ou les dadaïstes avant eux. L’art est devenu quelque chose de formel aujourd’hui et je voulais remettre la réflexion en son centre: faire une exposition théorique plutôt qu’un étalage d’objets.

Comment percevez-vous l’art contemporain? Y a-t-il des choses qui vous interpellent?
Parfois j’ai des doutes sur la validité de l’art contemporain. Il s’agit d’une partie de cartes: pour entrer dans le jeu, il faut apporter de la nouveauté. Or, à un moment donné, je me suis aperçu qu’une nouveauté chasse en permanence une autre et que ce grand jeu n’est joué que par cinq ou six ethnies dominantes. Le «nouveau» dans l’art kurde ou arabe se retrouve en général cantonné aux musées d’ethnologie. Il faudrait que l’art contemporain apprenne à s’ouvrir davantage aux différentes cultures. Cela dit, certains jeunes artistes m’intéressent, comme le Genevois John Armleder. Il n’en a que faire de ce que les gens pensent de son art. C’est ce «je m’en fous» qui m’intéresse. Il a réussi à se débarrasser de l’idée qu’il ne faut pas copier en art.

Et vous-même, où puisez-vous l’inspiration pour vos œuvres et slogans?
Je ne jette jamais rien. J’ai acheté une maison vide et je la remplis peu à peu. Je fais même les poubelles la nuit à Nice pour trouver des objets intéressants à détourner, comme des bidets ou des cuisinières. Les idées surgissent à tout moment. Pour mes phrases, je me balade dans la rue, je prends la température. J’écoute aussi mes petits-enfants et la langue des banlieues. Mais Quo Vadis (n.d.l.r.: l’éditeur du matériel scolaire décoré par Ben) n’aime pas que j’emploie des termes utilisés dans les cités.

Le fil rouge de votre carrière, c’est la provocation?
Ma provocation n’est pas intentionnelle. C’est un pli que j’ai pris et que je dois sans doute à ma mère qui a toujours cherché à dire la vérité. Je n’aime pas passer la pommade et j’en ai fait un système. Je ne fais pas partie de ces artistes qu’on ne voit jamais. Je ne joue pas la carte de la subtilité. D’ailleurs, étonner et attirer le regard sont nécessaires au jeu de l’art.

Vous avez fait partie du mouvement Fluxus qui avait la volonté de lutter contre la marchandisation de l’art et aujourd’hui vous vendez des plumiers Ben. Comment vivez-vous cette contradiction?
Je me contredis en permanence. J’ai un discours anti-mercantile et je produis du matériel scolaire. Idéalement, je voudrais vendre des milliers de t-shirts portant l’inscription «A bas la société de consommation». Cette contradiction ne me pose pas de problème, car je suis lucide et sincère. J’ai véritablement envie de dire la vérité. De plus, il n’est pas possible aujourd’hui de quitter la société de consommation: tout fonctionne avec ce modèle. Peut-être que d’ici cent ans, on pourra s’en passer. Il faudrait inventer un autre circuit de vie, qui ne repose pas sur la circulation de l’argent et qui soit habité par un «homme zen». Il faut aussi savoir que l’histoire de l’art est entièrement faite des échecs de courants artistiques qui ont tenté de proposer des choses nouvelles et qui ont malgré tout fini sur le marché de l’art.

Vous arrive-t-il de refuser des demandes commerciales?
Parfois, certaines éditions me font honte. Mais je n’accepterais jamais d’écrire «Le Danone est bon» sur un pot de yaourt. Par contre, lorsqu’on me demande de réaliser des intercalaires pour un agenda d’étudiants, cela ne me fait pas honte. Si j’écris «On doit douter de tout» sur un plumier, je fais réfléchir les étudiants.

——-
Biographie express

Benjamin Vautier est né à Naples en 1935. Sa mère, très tôt divorcée, l’emmène en Turquie, en Egypte, en Italie, à Lausanne et à Nice. Il choisit cette dernière ville comme port d’attache.

A 20 ans, il y ouvre une librairie. Comme les affaires marchent mal, il transforme l’échoppe en magasin de disques d’occasion et se met à décorer la façade de ses premières œuvres. De 1955 à 1960, il se rapproche des Nouveaux réalistes (Yves Klein, Marcel Duchamp, Daniel Spoerri).

A partir du début des années 1960, il évolue vers le mail art et la notion d’appropriation. Il transforme des objets en œuvres en les signant. «L’art est dans l’intention», dira-t-il. Désormais proche du mouvement Fluxus, il se tourne vers le théâtre conceptuel et les happenings

Dès 1970, Ben monte ses premières expositions. Il commence à être connu en Italie, en Allemagne et aux Etats-Unis.

En 1979, il invente la Figuration libre, un mouvement qui prône le retour à un art figuratif affranchi des contraintes de la peinture classique et proche de l’imagerie populaire.

Dès le milieu des années 1980, Ben se concentre davantage sur l’ethnisme et la question des minorités culturelles. Il publie plusieurs ouvrages à ce sujet. La première édition commerciale d’objets siglés «Ben» paraît en 1986.

A partir de ce moment-là, il déclinera ses slogans sur des t-shirts, montres, bijoux, vaisselle, etc. En 1992, l’artiste inscrit «La Suisse n’existe pas» sur le pavillon helvétique à l’exposition universelle de Séville. Il suscite un scandale, qui monte jusqu’au Parlement. Cinq fois grand-père, Benjamin Vautier a deux enfants.