Les jumeaux qui dirigent la Pologne sont de fieffés réactionnaires. Mais ils ont raison de s’opposer à tout partenariat entre Bruxelles et Moscou lors du sommet du 24 novembre.
L’histoire nous a habitués à reconnaître en certains signes avant-coureurs l’annonce d’une crispation politique. Voire de l’amorce d’une épreuve de force. Ce fut le cas en septembre 1938 avec les accords de Munich. Ou, pour recourir à un langage plus accessible au président russe, de l’assassinat, une année plus tôt, à Pully près de Lausanne, d’Ignace Reiss par les agents du Guépéou, l’ancêtre du FSB, les services secrets russes.
La lente agonie ces jours-ci au service des soins intensifs de l’hôpital University College de Londres de l’ancien espion Alexandre Litvinenko apparaît comme l’un de ces signes. La Russie poutinienne qui, jusqu’à ce jour, avait pour l’essentiel exercé ses talents répressifs à l’intérieur de la Fédération de Russie (Tchétchénie, assassinat d’opposants politiques, de banquiers…) ou dans un espace historiquement lié à la Russie (Moldavie, Transnistrie, Ukraine, Géorgie, Ossétie) se sent désormais assez puissante pour agir à l’extérieur.
En toute impunité. Au nez et à la barbe d’Occidentaux qui n’ont d’yeux que rivés sur leur portefeuille. C’est non seulement scandaleux moralement, c’est suicidaire politiquement. L’enjeu n’est pas difficile à saisir: il s’agit ni plus ni moins de la crédibilité de la Russie dans le jeu des relations internationales.
On croyait en avoir fini avec les rapports de force, mais elle s’est trop souvent singularisée par sa brutalité pour que ce vice fondamental ne revienne à la surface. En plein XIXe siècle, à l’époque de la guerre de Crimée, un certain Karl Marx mettait déjà en garde ses contemporains:
«En tablant sur la peur et la lâcheté de l’Occident, la Russie agite le sabre et formule des revendications outrancières afin de pouvoir, le cas échéant, se montrer généreuse en se contentant d’obtenir satisfaction pour ses objectifs immédiats… Ce danger est-il écarté? Non, c’est l’aveuglement des sphères dirigeantes de l’Europe qui est à son zénith… D’abord, la politique russe est immuable. Les méthodes, la tactique, les manœuvres changent, mais l’étoile du Nord de leur politique — la domination du monde — reste une constante.»
La Russie n’en est pas (encore?) à rechercher la domination du monde, mais elle veut manifestement retrouver un glacis protecteur autour de ses frontières et tenir la dragée haute à une Union européenne affaiblie par sa dépendance énergétique.
Piloté par la présidence finlandaise, le sommet UE-Russie du 24 novembre devait sanctionner la bonne entente entre les deux partenaires et faire valser les contrats juteux.
Il n’en sera rien à cause de l’entêtement de deux Polonais qui n’ont pas eu besoin de lire Marx pour savoir ce qu’il fallait penser de la Russie. Ni de l’Allemagne. Car l’accord conclu l’année dernière dans leur dos par les duettistes Poutine-Schröder pour le pipe-line de la Baltique n’est que l’ultime avatar d’avanies séculaires infligées par leurs voisins.
A l’heure qu’il est, les frères Kaczynski (président et premier ministre polonais) sont les seuls à ne pas trembler devant le chantage russe aux livraisons de gaz et de pétrole. Alors que les dirigeants européens se livrent avec un bel ensemble et sans retenue à une course indécente au cirage des bottes kremlinesques, les Kaczynski assument sereinement le torpillage du sommet.
Sourds aux appels au compromis, ils se bornent à répéter leur opposition à toute négociation pour un nouvel accord de partenariat entre l’UE et la Russie tant que le Kremlin n’aura pas fait un premier pas en levant son embargo sur les importations de viandes et légumes polonais bloquées pour de prétendues raisons sanitaires et, surtout, en ratifiant la Charte internationale sur l’énergie qui régule notamment le commerce des hydrocarbures.
A y réfléchir, leur position relève du simple bon sens. De ce bon sens que pratique d’ailleurs la présidence finlandaise en exigeant de la Turquie la fin de l’embargo sur les relations portuaires et aéroportuaires avec Chypre avant de poursuivre toute négociation bilatérale.
Mais les frères Kaczynski ont contre eux une réputation (justifiée) de fieffés réactionnaires et d’antieuropéens passéistes qui fait que même quand ils ont raison, on se croit obligés de leur donner tort. Ce qui ne sera pas le cas en Europe de l’Est où les rodomontades de Moscou inquiètent.
Ainsi, la Roumanie est en train de repenser toute sa stratégie énergétique. Pas étonnant: Moscou menace de décréter un embargo sur tous les produits animaux de l’UE dès le 1er janvier prochain après l’entrée dans l’Union de la Roumanie et de la Bulgarie, au motif que les produits de ces deux pays, comme la Pologne, ne présenteraient pas les garanties sanitaires suffisantes.
