On l’a souvent considéré comme une grande gueule médiatique, très à l’aise sur le devant de la scène à condition qu’il y ait des caméras dans les parages. Avec le Nobel de la Paix décerné à Médecins sans Frontières, c’est son combat qui est récompensé.
Sacrée claque pour les pleutres de la diplomatie vieille école! En décernant vendredi à Oslo le Prix Nobel de la Paix à l’organisation française Médecins sans Frontières (MSF), le jury norvégien n’a pas seulement reconnu le courage et l’humanisme des centaines de docteurs et de délégués qui chaque jour se battent sur le front de la détresse humaine. Il récompense aussi un homme longtemps montré du doigt par les rabat-joie pour avoir eu raison avant tout le monde. Bien entendu, Bernard Kouchner a agaçé. On l’a accusé de n’être qu’un pur produit du mitterrandisme branché et de promener sa belle gueule sur tous les points chauds de la planète pour flatter son égo de baroudeur.
Lui, de son côté, rétorquait que son combat consistait à faire du «malheur des autres» celui de tous les autres, d’imposer une vision politique de l’humanitaire là où trop souvent l’emportaient les intérêts stratégiques et économiques. Quitte, pour cela, à utiliser la puissance de feu des médias jusque dans leurs pires excès. Que n’a-t-on écrit sur le fameux épisode du sac de riz en Somalie? Aujourd’hui, Bernard Kouchner est vice-roi du Kosovo, administrateur intérimaire de la province «yougoslave» pour le compte des Nations Unies, au terme d’une guerre d’ingérence menée précisément au nom de l’idéal pour lequel il milite depuis deux décennies.
Le principe fondateur de Médecins sans Frontières déclare que «toutes les victimes de désastre d’origine humaine ou naturelle ont droit à une assistance professionnelle fournie aussi rapidement et efficacement que possible […] Les frontières nationales et les circonstances politiques ne doivent avoir aucune influence sur la question de savoir qui doit recevoir de l’aide humanitaire». Ce principe, Bernard Kouchner va l’appliquer partout, transgressant les frontières d’Etats établis – ce qu’aucune école de diplomatie n’enseignait jusqu’alors.
Au Kurdistan (1991) il dénonçe la barbarie du régime de Saddam Hussein contre les Kurdes du nord de l’Irak après la Guerre du Golfe. A Sarajevo (28 juin 1992), il «ouvre» les portes de la capitale bosniaque à l’aide humanitaire, aux côtés de François Mitterrand. On leur reprochera longtemps d’avoir donné aux Bosniaques un espoir insensé que les chancelleries occidentales ne pourront jamais entretenir. En Bosnie toujours, deux mois plus tard, il visite le camp de Manjaca, près de Prijedor, bastion de l’épuration ethnique serbe. Il veut partout être le premier, donner à «montrer», parce qu’il sait le poids des images insupportable sur les consciences. La méthode Kouchner divise les humanitaires. Au «sans-frontiérisme» qui se passe de permissions pour agir, la vieille école et le CICR préfèrent la négociation.
Le débat n’est toujours pas tranché quand les bombardiers de l’OTAN commencent à pilonner Belgrade, le 24 mars 1999. Kouchner est alors ministre délégué à la Santé à Paris, en retrait de la scène médiatique depuis plusieurs années. Quelques jours avant les frappes, dans un entretien à Libération, il répète son credo, réaffirme la nécessité d’ingérence, l’impératif besoin d’un déni de souveraineté, parce que la diplomatie «doit progresser dans ce sens». On connaît la suite. Quand il s’agit de nommer un patron pour l’UNMIK, la mission intérimaire des Nations Unies au Kosovo, son nom s’impose presque automatiquement à Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU. A Pristina, où il s’est installé le 15 juillet, Kouchner met en pratique pour la première fois ce droit d’ingérence qu’il a, à sa manière, «codifié». Les obstacles sont immenses et le poste très exposé. «Un boulot de cinglé, impossible de réussir», estimaient les Cassandre il y a trois mois.
On disait aussi que s’il ne jetait pas l’éponge au bout de quelques semaines seulement, il ne serait pas très loin du Nobel de la Paix… En apprenant la nouvelle à Pristina, vendredi à midi, à l’autre bout de l’Europe, Kouchner a juste déclaré qu’il fallait penser à tous les autres, à tous ceux «que nous ne sommes pas parvenus à sauver». Il aurait pu triompher, se gausser de ses innombrables détracteurs. Au contraire, c’est un homme mélancolique, éreinté par le boulot, que les satellites nous retransmettaient sur le petit écran. «Je pense à mon père», a encore lâché Kouchner.
