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Pilati, pilote habile d’Yves Saint Laurent

En juillet dernier, Elle McPherson faisait une entrée spectaculaire à la garden party donnée en l’honneur de Stefano Pilati par la Serpentine Gallery de Londres. Ray-Ban noires et robe de taffetas Saint Laurent traînant sur le sol, elle confirmait ainsi avec une nonchalance rock’n roll, que tout le monde était au bon endroit et que le créateur du jour c’était lui.

Pourtant, deux ans plus tôt, lorsque Stefano Pilati signe la première collection du printemps 2005 pour Yves Saint Laurent, c’est la consternation. Descendues en flèches par le Time, les robes blanches aux proportions ingrates, semées de boutons noires, sont loin de ce que le groupe Gucci attend pour renflouer sa marque phare. Après les années porno-chic prônées par Tom Ford et le cyclone médiatique suscité par son départ, le défi est de taille. Avec un flegme imperturbable, Stefano Pilati serre les dents et enfonce le clou.

Dès le second défilé, les accros de mode se jettent sur les jupes froncées à la taille, tandis que les impeccables blouses amidonnées sont décrétées d’intérêt public. La taille basse, qui signait la sensualité des années 90, est bannie pour des ceintures rigides, calées péremptoirement sous les seins et coupant en deux la nouvelle silhouette. Alchimie ou état de grâce, l’évidence est là. Les mocassins à plate-forme sont aussitôt en liste d’attente à New York et Paris, le smoking s’étale en double page de Vogue et le sac Muse est au bras des actrices les plus célèbres.

Stefano Pilati fait partie de cette nouvelle génération de créateurs hantés par l’allure, le chic et la raideur haute couture. Avec Nicolas Ghesquière chez Balenciaga ou Riccardo Tisci chez Givenchy, tous à leur manière ont défini de nouveaux codes à partir des archives maisons et, paradoxalement, sont parvenus à imposer une vision totalement neuve, contemporaine de la mode. Ces jeunes créateurs parlent d’élégance, de dignité et même de «bon goût», autant d’expressions proscrites du langage fashion depuis plusieurs décennies. Cet anti coup d’état, cette victoire du cool réactionnaire amorce enfin le renouveau de la mode du troisième millénaire.

Pour la première fois en dix ans, Yves Saint Laurent affiche à nouveau un chiffre d’affaires positif. Avec soixante boutiques dans le monde, la marque légendaire vise maintenant la Russie et lancera de nouveaux produits, tenus secrets, tout au long de l’année. L’ouverture du Palazzo Grassi de Venise, qui abrite la collection d’art contemporain du PDG François Pinault, confère un surcroît de modernité glamour au Gucci Group, avec le caniche rose de l’artiste Jeff Koons flottant sur le Grand Canal. La progression verticale de Bottega Veneta et le succès de Balenciaga, deux autres marques du groupe, confirment une vitalité commerciale qui ne souffre pas encore de surexposition. Cette identité qui joue à la fois sur le désir et une imperceptible distance représente le point fort de la marque aux trois initiales et pourrait bien devenir le fer de lance du groupe Gucci dans la bataille planétaire que se livre l’industrie du luxe.

En posant nu pour Vogue, Stefano Pilati a révélé deux tatouages qui suscitent autant de curiosité que de respect dans la presse. Comme si ces indices d’une double vie trouble cassaient avec à propos une image de prince charmant trop lisse. Les journalistes passent au crible ses pantalons aux ourlets abrégés et caricaturent ses chaussures léopard. Des tics que l’on retrouve dans sa ligne de prêt à porter Saint Laurent pour homme, aux côtés des smokings les mieux coupés des podiums.

Une industrie qu’il connaît mieux que personne, puisqu’il est encore dessinateur textile lorsque Miuccia Prada l’engage en 1995 comme directeur artistique de la collection Miu Miu, avant d’être débauché par Tom Ford pour le seconder chez Saint Laurent. Installé aujourd’hui dans le bureau de son ex patron, avenue Georges V à Paris, il ne quitte pas sa croix porte bonheur, admet se lever dès l’aube et travailler tard. S’il est de tous les événements où il faut être vu, c’est aussi le créateur qui se prend le moins la tête: pas de crise d’égo, ni mises en scène théâtrales. Alors que ses robes du soir sont photographiées sur Nicole Kidman ou Cate Blanchett, il commente sobrement: «Mes vraies stars, mes muses, se sont toutes les femmes!»

Pour l’hiver 06/07 le manteau de satin laqué noir sort droit des archives des années 60, tandis que le tailleur cravaté de vison, porté avec des bottines à semelles compensées, tombe pile avec ce que les très jeunes clientes attendent du luxe aujourd’hui. Un mélange de rigueur formelle et d’audace contemporaine que Stefano Pilati résume en quelques mots: «La provocation aujourd’hui c’est d’être classique».

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire de l’automne 2006