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Dénoncer son patron, bientôt légal en Suisse

Dévoiler les actes délictueux commis au sein de son entreprise est déjà encouragé aux Etats-Unis. Cette pratique, le «whistleblowing», s’installe en Europe et même en Suisse. Mais les premiers pas restent prudents.

Quand Sherron Watkins révèle la manipulation des comptes du groupe Enron en 2001 et cause sa faillite, elle ne sait pas encore qu’elle va créer un cas d’école. L’employée de la société de courtage en énergie ne s’imagine pas non plus que son coup d’éclat révélera au monde entier un phénomène encore mal connu: le «whistleblowing».

Ce terme – une expression équivalente à «tirer la sonnette d’alarme» – est aujourd’hui formalisé dans une loi aux Etats-Unis. Le Sarbanes-Oxley Act, adopté en 2002, oblige les sociétés cotées en Bourse à mettre en place une procédure anonyme, permettant aux employés de dénoncer les cas de corruption ou de fraude au sein de leur entreprise. La loi instaure parallèlement des mesures de protection contre toute forme de rétorsion (licenciement, mobbing, menaces).

Outre-Atlantique, le whistleblowing est entré dans les moeurs. Ses praticiens sont le plus souvent considérés comme des champions de l’intégrité et des défenseurs des intérêts de leur entreprise. En Europe, et a fortiori en Suisse, les travailleurs qui «tirent la sonnette d’alarme» sont en général perçus comme des traîtres, coupables d’avoir entaché le nom de leur employeur.

Les premiers frémissements d’un changement se font toutefois sentir. La Grande-Bretagne a introduit en 1998 une loi visant à protéger les dénonciateurs, la Public Interest Disclosure Law. Le Parlement européen a, lui aussi, commencé à s’intéresser au whistleblowing. Il a commandé un rapport sur les pratiques en vigueur dans l’administration européenne et sur les mesures à introduire pour favoriser la dénonciation d’actes délictueux. Ce document, rédigé par le spécialiste européen de la question, l’Allemand Björn Rohde-Liebenau, a été présenté en mai 2006.

Une loi fédérale?

La Suisse n’est pas en reste dans ce processus. Le Parlement examinera cet hiver un projet de loi, suite à une motion du Bâlois Remo Gysin (PS), qui prévoit de renforcer la protection des whistleblowers. «Actuellement, le devoir de réserve qui figure dans le Code des obligations a davantage de poids que l’obligation de dénoncer les cas de fraude», déplore le conseiller national. L’affaire Christoph Meili l’a prouvé: un employé qui dévoile un dysfonctionnement au sein de son entreprise court le risque d’être poursuivi pour avoir divulgué des informations confidentielles. «Dans notre pays, explique-t-il, il est donc extrêmement risqué de dénoncer les affaires de corruption.»

Anticipant cette évolution législative, l’administration fédérale a d’ores et déjà mis en place une procédure de whistleblowing. Il y a quelques semaines, le Contrôle fédéral des finances (CDF) a placé sur le site internet de la chancellerie un lien permettant aux fonctionnaires – mais aussi aux citoyens – d’annoncer leurs soupçons de corruption au sein des institutions fédérales. Ces dénonciations seront «évaluées par le CDF et, le cas échéant, intégrées à l’un des 200 audits annuels sur l’administration ou serviront de base pour un nouvel audit, si le cas est suffisamment grave, explique Kurt Grüter, le chef du CDF. S’il comporte un aspect pénal, les informations seront transmises aux autorités judiciaires. Notre objectif, désormais, est d’assurer l’anonymat des personnes utilisant ce service.» Cela devrait permettre d’élargir le cercle des whistleblowers: l’office ne recevait jusqu’ici que 4 à 6 dénonciations par an, par lettre ou courrier électronique.

La section helvétique de l’organisation Transparency International a elle aussi pris les devants et a mis en place en mars dernier un numéro vert pour encourager les travailleurs à rapporter les cas de fraude. «On peut imaginer qu’un employé se trouve dans un environnement malsain et ne sache pas vers qui se tourner. Il pourrait alors s’adresser à Transparency en toute confiance», relève Nadia Balgobin, membre du comité de l’ONG. Plusieurs multinationales installées en Suisse et cotés à la Bourse américaine ont également dû mettre en place une procédure de whistleblowing pour se plier à la loi Sarbanes-Oxley.

Les grandes entreprises suisses s’y mettent. Chez Novartis, on a créé en 2005 un organe spécifique pour recueillir les témoignages des whistleblowers. Le code de conduite de l’entreprise pharmaceutique comporte également l’obligation pour les employés de révéler toute violation dont ils auraient eu connaissance et leur garantit une protection. Depuis 2006, une hotline anonyme complète le dispositif. D’avril à décembre 2005, Novartis a reçu le signalement de 442 violations présumées. Parmi elles, 228 ont fait l’objet d’une enquête et 142 se sont avérées fondées. Le contrat de travail de 78 collaborateurs a été résilié et des sanctions ont été prises contre 64 autres.

ABB dispose de son côté d’une hotline anonyme «depuis trois ou quatre ans», selon son porte-parole Wolfram Eberhardt. Au niveau mondial, l’entreprise a reçu 200 annonces en 2005, dont «moins de 10%» ont débouché sur une sanction». Les autres sociétés contactées ne donnent pas de chiffres, mais confirment avoir mis sur pied une procédure interne de dénonciation des fraudes, à l’instar de Philip Morris qui dispose d’une ligne téléphonique et d’une formation spécifique pour son secteur des ressources humaines.

«Le système est bien accepté, les employés l’utilisent», indique le porte-parole Marc Fritsch. UBS a introduit en 2004 une directive assurant la protection des whistleblowers et une interface internet permettant de rapporter les manquements au sein de la banque. Credit Suisse dispose également d’un service spécialisé que les collaborateurs peuvent appeler gratuitement ou contacter par e-mail. L’établissement garantit que l’employé «ne fera pas l’objet de mesures de rétorsion».

Les résistances sont cependant encore nombreuses en Suisse. La Commission fédérale des banques (CFB) en a fait l’expérience lorsqu’elle a tenté d’introduire une clause sur le whistleblowing dans sa nouvelle circulaire sur la surveillance et le contrôle internes, qui entrera en vigueur début 2007. Elle a dû retirer ce point, suite aux nombreuses critiques reçues. L’Association suisse des banquiers y voit une mesure «contre-productive» qui «met en danger la confiance entre la direction et les réviseurs internes». L’Association des banquiers privés suisses affirme pour sa part que le whistleblowing est «une innovation étrangère à notre culture» qui «incite à la délation et aux règlements de comptes personnels».

La peur d’une dénonciation abusive n’est pas sans fondement, reconnaît Transparency International, mais les dérapages peuvent être évités si le service chargé de recueillir les témoignages «fait preuve de prudence et d’une certaine méfiance face aux informations données». De même, il doit garantir la confidentialité des faits tant qu’ils ne sont pas avérés.

Du côté des employés, les hésitations sont tout aussi marquées. Ils craignent souvent de subir des sanctions s’ils révèlent des pratiques douteuses au sein de leur entreprise. A juste titre: citant une étude américaine, Remo Gysin relève que sur 223 dénonciateurs interrogés, 90% ont perdu leur emploi ou ont été rétrogradés, 27% ont subi des représailles judiciaires, 15% ont vu leur couple se défaire et 10% ont même tenté de se suicider. «Les whistleblowers sont en général des employés de longue date, avec un certain degré de responsabilité et une forte loyauté envers l’entreprise, explique l’expert allemand Björn Rohde-Liebenau. Ils pensent agir pour le bien de leur société en la protégeant contre la corruption et se sentent donc doublement trahis lorsqu’ils passent du statut de collaborateur modèle à celui de traître.»

Pour éviter ce scénario catastrophe, il faut que chaque société se dote d’une procédure formalisée de whistleblowing, qui garantisse aux collaborateurs qu’ils disposeront d’une oreille attentive et qu’ils ne feront pas l’objet de mesures de rétorsion. «Il est essentiel qu’une personne neutre et indépendante – un tiers externe ou le comité d’audit – soit désignée pour recueillir l’information, dit Olivier Dunant, responsable du conseil juridique chez Ernst & Young. L’anonymat et la confidentialité du témoignage doivent également être garantis et les employés doivent être bien informés des outils à leur disposition.»

Björn Rohde-Liebenau est du même avis: «L’employé doit sentir qu’il y a des canaux ouverts dans l’entreprise, prêts à accueillir ses révélations et à les gérer de façon constructive. Et si l’un d’entre eux est bloqué ou trop risqué pour lui (son chef direct, par exemple), une voie alternative doit lui être proposée. En somme, il doit avoir l’impression que ses informations sont traitées comme une ressource précieuse par la direction. Il n’aura alors plus aucune raison de les divulguer à l’extérieur, auprès des autorités ou des médias.» Un avantage non négligeable. «Les dégâts à l’image causés par un whistleblowing mal géré peuvent atteindre quelque 100’000 euros pour une société de taille moyenne, voire des millions si les médias s’en mêlent.» Est-il si étonnant que de nombreux groupes aient adopté sans tarder des mesures pour favoriser cette pratique venue des Etats- Unis?

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Ces Suisses qui ont voulu tirer la sonnette d’alarme…

Les cas de whistleblowing ayant mal tourné abondent. Nombre de ces «justiciers» anti-corruption ont payé cher leur audace. Palmarès des principales victimes en Suisse.

Meier 19
Une nuit de mars 1963, des enveloppes de paie contenant 88’000 francs disparaissent du coffre-fort du commissariat central de Zurich. L’enquête est confiée au détective Kurt Meier, surnommé Meier 19 car il y a 18 autres Meier dans son corps de police. Rapidement, ses soupçons se portent sur Walter Hubatka, le chef de la Police criminelle. On ne l’écoute pas. Il rend alors cette information publique, ce qui lui vaut d’être licencié et de passer six mois en prison pour avoir divulgué des documents confidentiels. Il a perdu tous ses procès successifs.

Boues d’épuration à Zurich
En 1992, le chef du service des eaux zurichois, Hans-Peter Heise, et son assistante Angela Ohno révèlent des irrégularités dans le traitement des boues d’épuration. L’entreprise ABZ, chargée d’accomplir cette tâche, déverse les boues sur des champs et les entrepose dans des silos au lieu de les faire traiter à l’étranger. Elle continue toutefois d’encaisser le prix fort pour cette prestation, avec la complicité du fonctionnaire René Oschwald qui a touché quelque 200000 francs de dessous-de-table. Il sera condamné à trois ans de prison. Mais les deux whistleblowers perdront également leur emploi et ne seront réhabilités par l’Etat qu’en 1997.

Christoph Meili
En 1997, en pleine crise des fonds en déshérence, Christoph Meili, un agent de sécurité de la SBS (qui a fusionné depuis avec l’UBS), effectue une ronde au siège zurichois de la banque. Il découvre dans une broyeuse des documents datant de la période nazie. Il sauve les papiers et les remet à la communauté israélite de la ville, qui les transmet à la police. Christoph Meili est licencié et, souffrant de l’opprobre national, décide d’émigrer aux Etats-Unis, dont il reçoit la nationalité en 2004.

Ruag
En 2003, l’entreprise d’armement de la Confédération décide de vendre un lot d’anciens véhicules de l’armée. Toutefois, au lieu d’organiser une vente aux enchères, elle en fait profiter plusieurs grossistes à un prix défiant toute concurrence. Les dommages pour l’armée s’élèveraient à plus d’un million de francs. Un employé, Bernhard Allenbach, en informe la presse. Accusé d’avoir rendu publiques des informations confidentielles, il est licencié avec effet immédiat. L’enquête ouverte par la justice sera classée.

Les M-Data
En août 2004, les médias révèlent que la Migros du Closelet, à Lausanne, manipule les étiquettes Migros-Data. Des produits carnés, notamment, sont remballés avec une date de péremption allongée de quelques jours. Un boucher de la succursale, Philippe Lagrasse, alerte son gérant, qui ne le croit pas. L’employé se tourne alors vers la télévision, qui en fait un reportage. Migros-Vaud nie en bloc et publie même un communiqué pour dénoncer le délateur. Un mois plus tard, les faits sont confirmés par le chimiste cantonal et le chef boucher est licencié.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 19 octobre 2006