Directrice de la communication du Swatch Group, Arlette-Elsa Emch se retrouve propulsée un matin de 1997 à la tête de CK Watch & Jewelry. Cette femme déterminée en a fait un succès commercial qui réconcilie l’horlogerie et la joaillerie avec la mode.
Même la réceptionniste porte du Calvin Klein. En arrivant dans les bureaux de CK Watch & Jewelry, on a instantanément l’impression de pénétrer dans une bulle fashion. C’est dans ces locaux épurés, situés à Bienne, que sont préparées les nouvelles collections de montres et bijoux du créateur de mode américain.
Impressionné par la réussite de Swatch, y voyant une sorte de rêve américain, Calvin Klein a choisi de confier leur réalisation au groupe biennois. Arlette-Elsa Emch dirige la division CK depuis ses débuts en 1997. La marque connaît aujourd’hui un succès mondial. Elle a déjà produit quelque 250 différents modèles de montres Calvin Klein vendus dans plus de 140 pays et emploie près de 500 personnes dans le monde, dont une soixantaine à Bienne. La patronne des lieux reçoit dans un bureau tout blanc, à peine encombré de quelques orchidées et pierres précieuses.
CK Watch & Jewelry vient de lancer une nouvelle collection, Calvin Klein Jeans. Qu’est-ce qui la distingue des précédentes?
La nouvelle ligne, appelée CKJ Boundary, met en scène des montres à l’allure surdimensionnée, exagérée. Leur cadran rappelle l’un des principaux codes de la société actuelle: l’écran. Il fait partie de notre vie. On est constamment vissé devant, qu’il s’agisse de l’écran de l’ordinateur, de la télévision ou du portable.
Les gens comprennent instinctivement cette référence. Quant à la notion de jeans, elle se retrouve dans les coutures apparentes ou le cuir du bracelet, qui renvoie par exemple aux bottes que l’on porte avec un jeans. Avec cette collection, nous voulions trouver un langage différent de celui des premières montres CK, près de 10 ans après leur lancement.
Justement, comment est née la marque CK Watch & Jewelry?
Lorsqu’on m’a confié la direction de CK Watch, en février 1997, mon équipe et moi avions neuf mois pour créer deux lignes de produits. Une véritable course contre la montre s’est engagée. J’ai tout d’abord dû comprendre ce qu’il fallait faire, quel genre de produits créer. Il s’agissait seulement de la deuxième fois dans l’histoire du groupe – après Swatch – qu’une nouvelle marque était lancée. Nous n’avions que peu d’expérience dans le domaine de la mode.
J’ai commencé par me rendre à New-York pour rencontrer Calvin Klein. Là j’ai compris que tout ce qu’il fait est lié à l’émotionnel: ses parfums, par exemple, documentent les grandes étapes de sa vie (mariage, divorce, coming out). Il nous fallait être à la hauteur de ce genre de sentiments. La première montre que nous avons faite, il l’a détestée. Il était en pleine période unisexe et la trouvait trop féminine. Mais nous avons persévéré et il a fini par l’accepter. La CK Dress est aujourd’hui l’une de nos meilleures ventes.
En fait, pour cette première collection, Calvin Klein m’a surtout appris à aller à l’essentiel, à épurer un maximum: ce que l’on veut communiquer doit être visible au premier abord. En revanche, j’ai compris qu’il avait beau être le plus grand créateur de mode de tous les temps, faire une montre relevait de compétences qu’il n’avait pas. L’horlogerie est un véritable métier qui demande des spécialistes, des artisans. Finalement, la collection est arrivée dans les magasins le 2 novembre, avec seulement trois jours de retard.
Qu’est ce qui a motivé le Swatch Group à s’intéresser à la fabrication de montres et de bijoux pour une marque comme Calvin Klein?
C’est la seule et unique fois que le Swatch Group a choisi de se lancer dans une telle opération. Il s’agit d’une joint venture entre les deux sociétés. Calvin Klein a approché Swatch en premier, mais Nicolas G. Hayek a très vite compris que la mode était un domaine dans lequel l’horlogerie devait aller. Le groupe avait déjà une large palette de marques allant de Swatch à Blancpain et balayant toute la gamme des prix entre 50 et un million de francs. Il y avait donc de la place pour une marque comme CK dans la stratégie du groupe.
Et Calvin Klein, quel intérêt trouvait-t-il à lancer une ligne de montres et de bijoux?
A l’époque, Calvin Klein avait déjà diversifié sa marque au maximum: il produisait des vêtements, des chaussures, des sacs à main, des parfums, des jeans et des sous-vêtements. Il lui manquait les montres et les bijoux. Calvin Klein a également su capter l’air du temps. La joaillerie se trouvait à l’orée d’une révolution: elle était en train de se démocratiser. Par le passé, on achetait ses pièces au bijoutier du coin. Elles ne portaient pas de nom et n’étaient pas associées à une marque particulière. Mais, petit à petit, les marques ont commencé à s’emparer de cet objet. Alors que le monde entier était touché par le phénomène du branding, il était normal que le bijou entre aussi dans cette logique.
Conséquence de cette évolution, on peut aujourd’hui se passer d’utiliser des pierres ou des métaux précieux pour produire un beau bijou. Ce qui compte, c’est le style de l’objet. Il doit pouvoir être instantanément associé à une marque. La même chose s’est produite dans l’horlogerie quelques années auparavant. Lorsque nous avons lancé la collection de montres CK, nous avons été parmi les premiers à fabriquer des montres fashion. Toutes les autres marques de mode se sont engouffrées dans la brèche à notre suite.
Vous êtes également à la tête de Dress Your Body (DYB), la division bijoux du groupe. A qui s’adressent les créations plutôt excentriques de CK et Swatch?
A toutes les femmes! Il n’y a pas d’âge pour porter nos créations. Par contre, nous suivons une ligne très stricte lorsque nous dessinons les pièces. Nous cherchons à rester fidèles au message de la marque. Ainsi, les bijoux Calvin Klein sont épurés, ils vont à l’essentiel. Il n’y a jamais de violence dans le design et les couleurs. Je ne ferai par exemple jamais un bijou en forme de cœur pour CK. Pour Swatch, c’est une autre démarche. Nous avons tenté d’être en dissonance complète avec tout ce que le monde de la joaillerie considérait comme un bijou.
Les pièces sont colorées, joyeuses, ludiques et faciles à porter. Les adeptes doivent pouvoir en changer souvent pour les adapter à leurs tenues. Nous avons également utilisé des matériaux inattendus comme le silicone, le plastique, la céramique ou l’acier. Ces deux collections correspondent bien à la façon dont les jeunes femmes d’aujourd’hui se parent. Elles veulent pouvoir mélanger différents styles, comme dans la mode où l’on porte un pull H&M avec une jupe d’une grande marque. Cela leur permet de personnaliser leur look.
Comment ont réagi les milieux traditionnels de l’horlogerie et de la joaillerie suisse lors du lancement de ces collections?
Ils ont commencé par ne pas trop nous prendre au sérieux. Mais lorsque d’autres marques ont suivi notre mouvement, l’horlogerie suisse a compris que cette nouvelle tendance allait faire partie de son monde à l’avenir. Aujourd’hui il n’y a plus de dichotomie entre ce qui est considéré comme sérieux ou non, entre ce qui est horloger ou pas. Le fait de rendre ludique et accessible des objets qui ne le sont normalement pas est entré dans les mœurs. On a compris qu’il suffisait de leur appliquer les mêmes critères de sélection, de qualité et de contrôle que pour le très haut de gamme.
Comment vivez-vous le fait d’être une femme dans un milieu – l’horlogerie – passablement masculin?
Je n’ai jamais ressenti de réticences à mon égard. Sans doute parce que j’ai eu du succès dans un domaine que les hommes considéraient jusqu’à récemment comme un peu futile. Pour eux, les montres CK n’avaient pas le sérieux d’une marque horlogère proprement dite.
Je suis aussi arrivée au bon moment, en pleine métamorphose du secteur: à la fin des années 90, l’horlogerie s’est mise à fabriquer des montres pour les femmes qui n’étaient plus seulement des bijoux mais des instruments de mesure du temps, des outils de travail. Parallèlement, le monde horloger dans son ensemble devenait plus ludique, plus espiègle. Moins masculin, en somme. Il s’est passé à peu près la même chose que dans l’industrie automobile lorsque les femmes ont commencé à acheter des voitures: on les a adaptées pour elles.
Comment évaluez-vous la santé des branches de l’horlogerie et de la joaillerie en Suisse?
On est dans une très bonne période pour l’horlogerie, avec l’ouverture de nouveaux marchés: Russie, Chine, Inde. Cela a énormément fait bouger ce secteur. Si l’horlogerie du luxe a explosé, toutes les gammes de prix se portent bien. Il ne faut pas oublier qu’il y a dans ces pays une classe moyenne qui apprécie de s’acheter une Tissot ou une Longines. Quant à la haute joaillerie, elle restera toujours limitée à un très petit nombre de gens, tout comme la haute couture.
En revanche, la bijouterie se porte à merveille. Des marques comme CK ou Swatch marchent très bien. Elles collent avec les nouveaux modes de consommation des femmes, qui sont nombreuses aujourd’hui à s’acheter leurs bijoux elles-mêmes, alors qu’auparavant, c’était surtout les hommes qui leur en faisaient cadeau, principalement lors des rites de passage.
On évoque souvent la forte concurrence asiatique…
Oui, c’est une concurrence, mais cela ne me dérange pas. Nous n’évoluons pas dans le même monde et la compétition nous pousse en avant, nous oblige à avoir des idées et à être créatifs. Sans cela, on s’endormirait sur nos lauriers. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à l’horlogerie dans les années 70. L’arrivée des montres japonaises a alors été un électrochoc.
Bien sûr, cela ne se passe pas sans douleur: il n’est jamais agréable de se faire prendre des parts de marché. Mais nous sommes mieux préparés aujourd’hui pour faire face à la concurrence. Sans oublier que dans un monde globalisé devenu multiple, il y a de la place pour tout le monde. Comme dans la mode, où l’arrivée de H&M ou de Zara n’a pas tué les autres marques.
Vous êtes en charge du marché japonais et coréen pour le Swatch Group. Quelles sont les spécificités de ce public?
Le Japon est une terre magnifique. Il n’y a pas de culture qui soit plus concernée par les marques et la mode. Les Japonais adorent consommer et font preuve de curiosité et d’ouverture. Ils aiment la nouveauté. On peut donc y tester plein de choses. Avec l’Italie, le Japon représente le meilleur endroit au monde pour vérifier si on fait juste ou faux lors du lancement d’un nouveau produit. Ces deux pays sont très matures et donc très exigeants. Il est bien plus difficile de convaincre cette clientèle que celle d’un pays émergent, par exemple.
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De l’art à l’horlogerie
Arlette-Elsa Emch, 57 ans, a un parcours peu linéaire. A 20 ans, à la sortie du gymnase, elle a déjà deux enfants et un mari artiste. Pour gagner sa vie, elle trouve un emploi dans une petite entreprise. Le propriétaire lui confie rapidement la gestion du patrimoine et elle se met à investir dans l’art. Un événement dans sa vie privée l’amène cependant à tout recommencer à zéro.
A presque 30 ans, elle reprend des études universitaires en ethnologie et histoire, avant de devenir journaliste. Quelques années plus tard, elle entre au Swatch Group comme responsable de la communication sous les ordres du CEO Nicolas G. Hayek. Au bout d’un certain temps, elle commence cependant à s’ennuyer et demande sans détour à son patron de lui confier un poste de directrice à repourvoir pour l’une des marques du groupe. Il refuse.
Mais en février 1997, il lui annonce qu’il lui remet la direction des montres Calvin Klein. Une ligne de bijoux griffée CK naîtra en 2004. Aujourd’hui, Arlette-Elsa Emch est également Présidente de Léon Hatot, Membre de la Direction générale du Swatch Group et Membre du Conseil d’Administration des Montres Breguet. De plus, elle dirige Dress Your Body (DYB), la division bijou pour les différentes marques du groupe, et s’occupe de ses filiales japonaise et coréenne.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire de l’automne 2006.
