L’ordinateur personnel fête ses 25 ans. L’occasion de revenir sur le rôle de la Suisse romande dans une révolution informatique qui a touché tous les secteurs.
Comment faisait-on avant? Sans ordinateur, sans téléphone mobile, sans Google… Cette préhistoire qui semble inimaginable aux enfants de l’internet n’est pourtant pas si ancienne. Difficile de l’expliquer, chez Largeur.com, à des stagiaires journalistes de la génération couper-coller, mais c’est pourtant vrai: il n’y a pas si longtemps, pendant toutes les années 80, les journalistes des rédactions romandes dactylographiaient leurs articles sur des machines à écrire électriques Hermès Precisa et les corrigeaient avec un liquide blanchâtre appelé Tipp-Ex.
Leurs documents étaient faxés à l’imprimerie, puis resaisis par des clavistes qui sortaient les textes calibrés dans des colonnes. Ces bandes étaient collées à la main avec les photos noir/blanc avant le processus d’impression. L’opération, qui prenait plusieurs heures à l’époque, s’effectue en quelques secondes aujourd’hui sur une station graphique.
IBM annonce la sortie du PC le 12 août 1981. Ce que l’on appelait micro-ordinateur existait déjà depuis une dizaine d’années (avec notamment des modèles relativement populaires aux Etats-Unis comme le Commodore PET ou l’Apple II), mais le PC allait connaître un succès totalement inattendu, en premier lieu pour les applications bureautiques. Ses performances et son prix ont initié un processus de démocratisation de l’ordinateur qui n’a cessé depuis.
Afin de minimiser les coûts, IBM avait choisi d’équiper son ordinateur d’un système d’exploitation développé en externe, le MS-DOS, acheté sous licence à une jeune entreprise appelée Microsoft. Un choix qui fera plus tard de Bill Gates l’homme le plus riche du monde, grâce au quasi-monopole de Microsoft sur ce marché.
Persuadé de sa suprématie technique, IBM commet une deuxième erreur stratégique en décidant de publier les spécifications de l’architecture interne de sa machine (BIOS), autorisant d’autres constructeurs à la copier et à se lancer sur le marché. Les premiers PC compatibles (les «clones») ne tardent pas à apparaître, notamment chez Compaq, qui présente une version portable du PC en novembre 1982 déjà (IBM souffrira continuellement de la concurrence de constructeurs plus performants, perdra au milieu des années 90 son statut de leader du marché au profit de Dell et finira par vendre sa division PC en 2005 au chinois Lenovo).
En 1984, Steve Jobs, patron d’Apple, présente le premier-né d’une nouvelle gamme d’ordinateurs au look étonnant, le Macintosh, qui intègre plusieurs nouveautés jusque-là réservées à des stations de travail beaucoup plus coûteuses: un écran graphique, certes minuscule et monochrome mais précis, une souris et surtout, un système d’exploitation convivial et intuitif.
«Bienvenue sur Macintosh» annonce la machine en souriant lorsqu’on l’allume, là où le PC aligne des chiffres en bipant nerveusement. Au lieu de commandes cryptiques, les fichiers se manipulent élégamment au moyen d’une souris que l’on déplace sur la table. Tout aussi révolutionnaires, les textes et les images que l’on voit à l’écran ressemblent à ce qui sort sur l’imprimante.
Le constructeur de Cupertino ne cessera de jouer sur la différence, non seulement de son interface et du look de ses machines, mais aussi de sa clientèle. Le possesseur de Macintosh se sent appartenir à une sorte d’élite, un peu comme ces conducteurs de 4×4 qui regardent les autres automobilistes de haut.
Par son look et son positionnement, le Mac séduira créatifs, graphistes et journalistes, donnant à Apple une présence médiatique et une notoriété bien supérieure à sa représentation sur le marché (10% au plus fort de son succès, moins de 4% aujourd’hui). Mais en rendant l’informatique conviviale, le Macintosh sera lui aussi un artisan formidable de la démocratisation de l’ordinateur, forçant Microsoft à simplifier, puis abandonner, son système d’exploitation alphanumérique MS-DOS.
Il faudra cependant attendre 1990 pour que Windows bénéficie, dans sa version 3.0, d’une convivialité approchant vaguement celle du Mac. Mais déjà, la concurrence entre les deux plateformes s’est muée en guerre de religion. En 1995, Windows nivelle les dernières différences, ce qui n’empêche pas les utilisateurs de se définir, encore aujourd’hui, en fonction du choix de leur système d’exploitation informatique: on «est Mac» ou on «est PC»…
La révolution informatique semble indissociablement liée aux décennies 80 et 90. «Mais en fait, ni le PC, ni le Mac, ni même le web n’étaient réellement des percées au niveau technique, observe Robert Cailliau, coinventeur du web à Genève. L’hypertexte avait déjà été présenté dans les années 70, tout comme la souris, le tableur ou l’écran graphique. Le PC et le Mac représentent, selon moi, des révolutions sociales et économiques, pas réellement technologiques.»
Informaticien au CERN, Robert Cailliau avait développé un traitement de texte révolutionnaire dès les années 70. «Pendant ces 25 dernières années, on a simplement amélioré des technologies existantes, en accélérant considérablement les performances des processeurs, les capacités de stockage et le débit des transmissions, mais le fonctionnement de base des ordinateurs n’a pas réellement évolué, poursuit-il. La démocratisation et le succès commercial des ordinateurs, dans les années 80 et surtout 90, ont cependant profondément changé la nature de notre relation aux machines, et complètement modifié les interactions entre les humains.»
Les interfaces homme-machine, justement, ont une histoire romande grâce à Daniel Borel qui fera de son entreprise basée à Romanel-sur-Morges, Logitech, le numéro un mondial de la souris. «Mes parents auraient préféré que je devienne médecin ou avocat au lieu d’ingénieur… J’espère d’ailleurs que le succès de notre entreprise donnera envie à plus de jeunes de choisir une filière technique!» Daniel Borel n’aurait jamais imaginé que Logitech, qui commercialise sa première souris en 1982, deviendrait un quart de siècle plus tard une multinationale au chiffre d’affaires annuel de plus de 2 milliards. «Nous étions au bon endroit au bon moment, avec l’énergie et la détermination de participer à l’aventure promise par l’ordinateur personnel. Le secteur n’a cessé ensuite de se réinventer, et nous avec.»
C’est que la vitesse des évolutions techniques a surpris tout le monde, y compris les fabricants. Avec son Smaky, première gamme d’ordinateurs «made in Switzerland», Jean-Daniel Nicoud en sait quelque chose. «Le premier Smaky est sorti en 1974. Dès le départ, on arrivait à anticiper la direction que prenait l’évolution technologique: les écrans graphiques, l’augmentation de la puissance de calcul, de la mémoire, les réseaux, analyse l’ancien professeur de l’EPFL. Mais je crois que tout le monde sous-estimait la rapidité des changements qui arrivaient. En matière de processeurs, puis de capacité de mémoire vive et de stockage, la limite était sans cesse repoussée, et dépassait la demande des utilisateurs. Et personne n’imaginait qu’un seul réseau allait bientôt relier l’ensemble des ordinateurs de la planète.»
Conçu à l’origine par l’armée américaine, le réseau Internet, avec son protocole TCP/IP, peut transmettre les données sur n’importe quelle infrastructure (fil de cuivre, fibre optique, faisceau hertzien, satellite, sonar, câble TV, etc.). Cette innovation, et le fait que le protocole s’implémente facilement sur tous les types d’ordinateur, ont assuré son développement rapide dans le monde entier.
Mais c’est le World Wide Web, une interface multimédia permettant de naviguer dans des pages et d’afficher l’information de manière conviviale, qui dopera la popularité du réseau. Développé au CERN de Genève en 1991 par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, le langage HTML, qui code l’affichage des pages, s’impose comme un standard. Ne considérant pas le projet comme prioritaire (dommage pour la région!), le CERN ne poursuivra pas ce développement logiciel, laissant le champ libre aux Américains. Et c’est le NCSA (National Center for Supercomputing Applications) de l’Université d’Illinois qui sortira, en 1993, Mosaic 1.0, le premier navigateur web, sur la base du code de Berners-Lee et Cailliau.
L’engouement est rapide, en premier lieu dans les milieux scientifiques: les chercheurs du monde entier profitent déjà du réseau Internet pour le courrier électronique et les forums de discussion (newsgroups), mais l’interface web facilite les échanges et la présentation, grâce à l’hypertexte et aux images. «Jusque-là, on n’arrivait jamais à parler d’informatique aux journalistes ou aux politiciens, se souvient Robert Cailliau. Les uns trouvaient que ce n’était pas « sexy », autrement dit pas assez visuel, et les autres ne comprenaient rien.»
Certaines entreprises, comme Sun, Cisco ou Netscape, identifient rapidement le potentiel de ce nouveau média. D’autres, comme Microsoft ou France Telecom, freinent car ils ne veulent pas croire à la standardisation du réseau et espèrent une segmentation en protocoles propriétaires et payants. De gré ou de force, toute l’industrie s’est finalement ralliée au standard, et la planète compte aujourd’hui un milliard d’internautes.
«L’internet n’a pas été une révolution, mais il a changé notre manière de faire les mêmes choses, analyse Daniel Borel. Du coup, il a permis à de nouveaux acteurs, parfois plus petits, d’émerger sur des marchés dominés par des géants. L’impact a été énorme sur de nombreuses industries. Pensez au domaine de la musique digitale: Sony, qui a inventé le Walkman et dominé ce marché pendant plus de vingt ans, se retrouve dépassé par un constructeur informatique, Apple, avec son iPod. C’est, à mon sens, positif car cela montre que rien n’est jamais acquis et qu’il y a toujours de la place pour ceux qui savent innover.»
En dopant le marché de la micro-informatique, l’internet a fortement contribué au succès de Logitech. «On compte désormais 500 millions d’ordinateurs dans les foyers, prêts à s’équiper de nos interfaces. De nouveaux moyens de communiquer, comme Skype ou la vidéoconférence, se sont généralisés. Le web a par ailleurs considérablement amélioré la notoriété et la visibilité de nos produits.»
Et Logitech, qui jusqu’en 1988 ne fabriquait que des souris, a massivement diversifié: claviers, caméras, manettes de jeux, haut-parleurs, télécommandes… Et misé sur le sans-fil. Le constructeur vient d’ailleurs de présenter une télécommande munie d’un écran permettant de piloter et diffuser la musique de son PC dans toute la maison. «Les générations de demain se demanderont pourquoi on utilisait cette pile de gros appareils et tous ces fils pour écouter de la musique…»
Google, blogs et wikipédia
En 1999, le projet de thèse de deux étudiants de Stanford, Larry Page et Sergey Brin, devient une entreprise: Google. Grâce à un algorithme subtil, beaucoup plus performant que ses concurrents, ce moteur de recherche révolutionnaire s’impose rapidement comme leader du marché, une position qu’il a maintenue depuis. Aujourd’hui, un milliard de requêtes s’effectue chaque jour sur les 450’000 serveurs de Google répartis dans le monde. En rendant les informations de milliards de pages accessibles en une fraction de seconde, Google a radicalement changé notre manière de travailler, de consommer, de voyager ou de s’informer.
En parallèle, des projets contributifs globaux, sur le modèle du logiciel libre qui donne naissance au système d’exploitation Linux, ont vu le jour dans d’autres secteurs. Ainsi, l’encyclopédie en ligne Wikipédia, que chacun peut alimenter et compléter, devient une référence du savoir mondial. «Je suis fasciné par le succès et la qualité de Wikipédia, qui représente selon moi l’illustration parfaite de ce que le web des débuts voulait être: un outil de partage des connaissances humaines», résume Robert Cailliau.
Cette démocratisation du savoir s’est couplée à une désacralisation du rôle de diffuseur. Grâce aux liaisons rapides à domicile, n’importe quel internaute peut passer du statut de consommateur à celui de diffuseur, contraignant les médias traditionnels à redéfinir leur fonction. Né sur Internet, Largeur.com reste bien placé pour anticiper cette évolution.
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- Le PC original d’IBM possédait une mémoire de 256 ko, soit 8000 fois moins qu’un ordinateur d’aujourd’hui. Il coûtait quatre fois plus cher.
- Le PC original d’IBM était équipé d’un processeur cadencé à 4,77 MHz, soit 650 fois moins performant que la plateforme Intel Core 2 Duo qui équipera les nouveaux ordinateurs personnels cet automne.
- Un DVD double couche actuel peut stocker 100’000 fois plus d’informations que la disquette souple du premier PC.
- La chaîne MTV est née en 1981, en même temps que le PC. Aujourd’hui, ces deux univers qui n’avaient rien à voir se sont réunis puisque l’ordinateur s’utilise désormais pour consommer de la musique et des images.
- Selon The Economist, il se vend chaque année 200 millions de PC dans le monde. Le marché total du matériel et du logiciel dépasse les 500 milliards de dollars par an.
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Une version de cet article est parue dans le numéro spécial des 25 ans de L’Hebdo, le 14 septembre 2006.
