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Une étonnante gabegie au sein de Tsahal

A 58 ans, l’Etat d’Israël vient de prendre un sérieux coup de vieux. Au point qu’au lendemain de cette guerre ratée, on se prend à se demander par où et comment devra commencer la nécessaire cure de jouvence.

On se doutait que l’attelage Olmert-Peretz, malgré sa marge de manoeuvre parlementaire, n’irait pas loin. Mais une telle plantée en si peu de temps est chose rare. Comme la gauche israélienne (malgré l’honorable tentative de l’Initiative de Genève) est hors jeu depuis des années, un boulevard vient de s’ouvrir pour un retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou qui n’aura pas de peine à prendre la tête des diverses factions de la droite pure et dure.

Mais il ne s’agit là que de politique politicienne qui n’apportera pas de réponse aux problèmes de fond. Car il faudra commencer par dresser un bilan des derniers événements et en tirer les conséquences.

La commission d’enquête que vient de créer Amir Peretz pourra selon toute probablité repérer les manquements et carences. Il est moins sûr qu’elle puisse y remédier car il s’agit en réalité de la normalisation d’un Etat qui n’était pas normal parce que créé en 1948 par des utopistes au lendemain d’un génocide dont l’évocation nous glace le sang aujourd’hui encore.

Je m’explique. A ce jour les commentateurs ont plus insisté sur la capacité de résistance du Hezbollah que sur la gabegie qui a présidé à l’entrée en guerre de l’armée israélienne. Dans Le Monde du 17 août, Charles Enderlin lève de larges pans du voile qui recouvre cette incurie en soulignant par exemple qu’au début du conflit, Haifa n’avait pas de système d’alarme (!). Des journaux suisses mettent aussi le doigt sur la plaie. Ainsi, Serge Dumont, correspondant du Temps à Tel-Aviv écrivait le mardi 15 août:

«Prochainement convoqué devant la très puissante Commission de la défense de la Knesset, ce dernier [Dan Haloutz, chef de l’état-major] devra notamment expliquer pourquoi des centaines de réservistes mobilisés ont été lâchés au Sud-Liban avec du matériel obsolète ou sans matériel du tout (c’est moi qui souligne : envoyer des hommes au casse-pipe sans matériel fut la spécialité du dernier tsar de Russie au début de la première guerre mondiale). Il devra expliquer pourquoi les familles de certains de ces soldats ont dû puiser dans leurs économies pour offrir un gilet pare-balles à leur protégé, et pourquoi des unités combattantes en ont été réduites à piller les épiceries de villages libanais parce que l’état-major ne leur envoyait plus de vivres depuis trente-six heures.»

Vous avez bien lu: l’intendance ne suivait pas. Et ce sur des lignes longues de quelques kilomètres et parcourues à pied. Incroyable!

Ce général Haloutz, ancien commandant des forces aériennes auxquelles il a donné beaucoup de travail pendant toute la durée du conflit, est non seulement incompétent, mais, selon toute probabilité, corrompu jusqu’à la moelle: la vente de son porte-feuilles d’actions trois heures après le fameux enlèvement des deux soldats a toutes les apparences d’un délit d’initié. Qui mieux que lui pouvait savoir que les ordres qu’il allait donner feraient chuter la bourse?

L’Hebdo de ce jeudi 17.08.06 apporte aussi des précisions peu connues grâce à une excellente interview de Tom Segev, historien et journaliste, réalisée par Michel Beuret. Après avoir fait le constat que cette guerre fut très médiatisée, Segev poursuit:

«Avec leurs téléphones portables et parfois des caméras, les soldats ont pu témoigner à distance ou de retour chez eux. Sur le manque de nourriture, d’équipement, sur les mesures de sécurité défaillantes. Tout cela finit par se savoir. Je suis moi-même allé à Kirach Mouna (sur la frontière libanaise, ndlr) et qu’est-ce que j’ai vu? L’un des canons se trouvait en plein centre-ville. Il tirait de là. Est-ce très différent de ce dont on accuse le Hezbollah? D’avoir des boucliers humains? Malgré tout cela, il y a eu peu de critiques en Israël.»

Nous n’en sommes qu’au début. Le grand déballage va se développer au cours des jours et semaines à venir. La crise s’annonce très violente, à la mesure des désillusions et des angoisses qu’elles provoquent.

Ces dysfonctionnements témoignent d’une réalité: Israël est devenu un Etat comme un autre. Tsahal, Etat dans l’Etat, aussi. Les mêmes hiérarchies carriéristes et incompétentes que partout ailleurs.

Et probablement quelques zeste de corruption par-ci par-là, car voyez-vous, il faut bien vivre. Les grandes gueules fondatrices et pionnières ont disparu. Les deux survivants, Ariel Sharon dans sa chambre d’hôpital et Shimon Perez sur son fauteuil ministériel, ne sont plus que les simulacres d’un monde disparu.

Cette normalisation d’Israël n’est pas nécessairement un mal. Car un Etat qui n’a plus de vocation messianique, qui n’est plus appelé à abriter le peuple élu, mais qui doit «seulement» offrir un cadre de vie si possible convenable à des gens comme vous et moi, peut aussi discuter avec ses voisins. Même s’il ne les trouve pas très sympathiques.

La normalité rapproche alors que l’exception cultive la distance.