LATITUDES

La psychanalyse sur le terrain

Bêtes noires, contentieux historiques, affiches de légende… Depuis les huitièmes de finale, le passé vient hanter ou illuminer les matches. A la Coupe du Monde, l’histoire semble être un éternel recommencement.

«Le penalty est relativement facile à tirer. Il exige cependant un grand calme et une parfaite confiance en soi-même. Un penalty devrait toujours donner un but. Malheureusement, souvent, l’énervement entre en jeu et compromet le but.»

Ces mots de Trello Abegglen, international suisse membre de la légendaire équipe qui bouta l’Allemagne nazie hors de la Coupe du Monde 1938, sonnent profondément juste après l’élimination de l’Angleterre aux tirs aux buts face au Portugal.

Car la fébrilité affichée par les joueurs anglais au bout d’un quart de finale où ils furent héroïques, réduits à dix après l’expulsion de leur attaquant Wayne Rooney, causa leur perte dans un exercice où où le sang froid s’impose.

Décidément, l’histoire se répète pour les sujets de Sa Majesté, aussi peu fiables qu’une voiture anglaise lorsqu’il s’agit d’affronter l’épreuve des tirs de penaltys.

D’autant que l’exclusion de Rooney n’est pas sans rappeler celle subie par David Beckham en 1998, alors que lui aussi disputait sa première Coupe du Monde. Déjà, l’Argentine s’était imposée aux tirs aux buts face à l’équipe aux Trois Lions.

L’Angleterre accumule les échecs en compétition internationale dans cet exercice fatidique et cruel. Ainsi, sur six occasions, elle a désormais connu l’élimination à cinq reprises, et fait figure, aux côtés de la Hollande, de cancre de service. De quoi remettre en cause ceux qui avancent que les tirs aux buts sont une loterie, ou encore, selon les termes employés par le sélectionneur ukrainien Oleg Blokhine, comparables à la roulette russe. Pour l’Angleterre en tous le cas, ils n’ont rien d’une pièce lancée à pile ou face.

Les Anglais s’étaient pourtant bien préparés, multipliant à l’entraînement les face-à-face avec le gardien pour se rassurer sur leurs capacités. Mais à la vue des tireurs d’Albion, mains tremblantes et regard de bêtes menées à l’abattoir au moment de frapper, on a pu comprendre que le mal était beaucoup plus profond. Et que quelques séances factices de tirs aux buts ne remplaceraient pas une impérieuse thérapie de groupe et quelques séances collectives de… psychanalyse.

Car l’histoire du football, celle des grandes confrontations, des vieilles rivalités, des défaites amères ou des victoires glorieuses, transmet aux équipes un passé souvent lourd de sens. Une sorte d’héritage familial qui pèse sur la psyché des joueurs, et influence leur approche des parties ou les instants clés des rencontres.

Dans le cas anglais, la répétition des échecs aux tirs aux buts est à l’origine d’un traumatisme aux effets paralysants. Le gardien portugais Ricardo a déclaré avoir senti la peur chez les joueurs britanniques qui se sont avancés vers lui, comme si le but qu’il protégeait rétrécissait subitement à leurs yeux.

Une peur encore accrue par le fait qu’il avait déjà été leur bourreau lors de l’Euro portugais, allant même jusqu’à marquer lui-même le penalty victorieux, et qu’il aura su exploiter à merveille.

Mais à l’impotence anglaise lors des tirs de penaltys, on peut opposer l’assurance et la régularité allemandes. Face à l’Argentine en quarts de finale, les Allemands ont donné une nouvelle démonstration de leur maîtrise inimitable dans l’épreuve des tirs aux buts.

Même perclus de crampes ou blessés, ils n’ont pas tremblé, et tous leurs tireurs ont marqué avec autorité et confiance. Portant leur bilan en Coupe du Monde, pour cet exercice, à quatre victoires en autant de tentatives. Et confirmant un taux de réussite impressionnant de 95% de leurs frappes (seulement 50% pour les Anglais). Une marque de fabrique made in Germany. Presque une école.

Devant de telles statistiques, la conclusion s’impose d’elle-même. Il faut tout faire pour éviter d’affronter la Mannschaft sur ce terrain de prédilection. Mardi soir, le sélectionneur italien Marcello Lippi a montré qu’il avait bien compris le message.

Dans une demi-finale Allemagne-Italie verrouillée, il a tout fait pour forcer la décision en faveur d’une Squadra Azzura qui restait sur trois plaies ouvertes aux tirs aux buts. Allant jusqu’à introduire trois attaquants, Gilardino, Iaquinta et Del Piero, en fin de partie. Pari gagné. A une minute du terme, l’Italie forçait le barrage et s’ouvrait la route vers Berlin.

Au-delà de la question des tirs aux buts, certaines formations souffrent d’une sorte de complexe d’infériorité face à des équipes contre lesquelles elles ont échoué régulièrement. Un syndrome de la bête noire qui plombe les chaussures et inhibe les esprits.

L’équipe de France en a longtemps souffert devant l’Allemagne, avant de se découvrir conquérante à la fin des années 90. Jusqu’alors, le rouleau compresseur allemand avait semblé intouchable en compétition pour les tenants du football champagne. Un sentiment exacerbé par la puissance économique germanique et les relations historiquement troublées entre les deux pays.

La France elle-même fait aujourd’hui figure d’épouvantail pour plusieurs nations. Et si l’on en croit ses derniers résultats outre-Rhin, ce sentiment pourrait se renforcer. C’est le cas pour l’Espagne tout d’abord, qu’elle vient d’affronter en huitièmes de finales.

Si les deux pays ne s’étaient jamais rencontrés en Coupe du Monde auparavant, la France avait nettement pris l’avantage sur son voisin ibérique dans le cadre des championnats d’Europe des nations. Gagnant même un duel en finale en 1984.

A l’heure de s’attaquer à la France, l’entraîneur espagnol Luis Aragones avait donc voulu s’assurer que sa jeune équipe ne se soucie pas des échecs de ses prédécesseurs et de l’incapacité chronique des Ibères à se montrer à la hauteur de leur réputation.

Selon le quotidien sportif espagnol Marca, il se serait attaché les services d’un éminent psychologue du sport dans le but de soigner le déficit de confiance de ses hommes. En vain, des Bleus ressuscités renvoyant ses bleus à leurs études et rejoignant en quarts leur autre grand souffre-douleur, le Brésil.

En effet, la sélection auriverde a essuyé plusieurs défaites de rang face aux Français lors des derniers Mondiaux. Autant de tragédies et d’humiliations qui doivent commencer à peser sur l’inconscient du collectif brésilien.

Tout commence au Mexique en 1986. A la surprise générale, la France de Platini élimine le Brésil de Zico et Socrates dans son stade fétiche de Guadalajara, témoin des exploits de Pelé et Jaïrzinho, champions du Monde seize ans plus tôt. Et en 1998, au Stade de France, la bande à Zidane étouffe un Brésil amorphe qui n’est que l’ombre de lui-même. 3-0, le score est sans appel.

Samedi dernier, la France a obtenu une victoire tout aussi convaincante. Le coq gaulois, discipliné et concentré, a pris le meilleur sur un Brésil sens dessus dessous et désarticulé, qui joua avec la lucidité d’un poulet décapité. Malgré les nombreux appels à la revanche, pour laver l’affront subi en 98.

Le passé peut en effet aussi s’avérer fort utile lorsqu’il s’agit d’haranguer ses troupes à l’approche d’une partie cruciale. Par exemple en ravivant de vieilles blessures mal cicatrisées. Ainsi, au moment d’affronter la France mercredi soir, l’entraîneur portugais, Luiz Felipe Scolari, adepte des métaphores guerrières et motivateur hors pair, n’aura certainement pas oublié de rappeler à ses hommes l’indigeste défaite qu’elle leur a infligé lors de l’Euro 2000.

Dans un genre moins revanchard, la presse italienne a demandé à son sélectionneur Lippi de remémorer à ses joueurs, à la veille du match contre l’Allemagne, l’épopée transalpine de 1982, ponctuée par une victoire en finale contre la RFA. Pour l’instant, Cannavaro, Gattuso et consorts se sont montrés largement dignes de leurs prédécesseurs sous le maillot azzuro, les Rossi, Conti ou autres Tardelli. Et pourraient bien reconquérir le titre suprême, vingt-quatre ans plus tard.

Dans cette véritable guerre psychologique où l’on cherche à rassurer des joueurs souvent en proie au doute et à la recherche de certitudes avant une grande confrontation, mais aussi à déstabiliser l’adversaire à coups de déclarations bien senties, l’entraîneur allemand Jürgen Klinsmann avait pourtant lui aussi tenté d’user d’arguments convaincants faisant référence au passé.

Et si l’Allemagne restait sur deux nuls et surtout deux défaites au Mondial face à l’Italie, il soulignait que la Mannschaft allait évoluer dans son antre sacrée de Dortmund, le Westfalenstadion, où son bilan était irréprochable (13 victoires en 14 matches, 59 buts pour, 7 contre). Etait. Jusqu’à ce que son équipe y rencontre une Squadra Azzura qui a retrouvé sa rigueur défensive traditionnelle et qui protège son but comme une tortue romaine. Tout en sachant forcer le destin et mener des raids mortels lorsque le besoin s’en fait sentir.

Mais le retour sur le passé, c’est aussi l’occasion de faire saliver le public à l’approche d’une grande rencontre. France-Brésil, Italie-Allemagne, Allemagne-Argentine.

Autant de grandes affiches ayant figuré au menu de ce Mondial. Autant de classiques du genre footballistique et de matches cultes qui forment les véritables plats de résistance des Coupes du Monde, et constituent les pièces centrales de leur mythologie.

Attendus avec impatience par les spectateurs, abondamment commentés par la presse, ces blockbusters sont une assurance, pour les télévisions et les sponsors, de faire tinter les tiroirs caisses.