Leurs coups de pieds peuvent déverrouiller les matches les plus fermés. Eux, ce sont les passeurs virtuoses. Présentation d’une race de joueurs géniaux, et gros plan sur le plus brillant d’entre eux, Juan Roman Riquelme.
Alors que la Coupe du Monde entre vendredi soir dans sa dernière ligne droite, avec le début des quarts de finale, et notamment une confrontation germano-argentine explosive, de nombreux enseignements sont d’ores et déjà à tirer de la compétition.
La logique a ainsi été largement respectée. Ce Mondial apparaît en effet comme la chasse gardée des grandes nations du ballon rond, qui n’ont laissé que des miettes à leurs adversaires plus modestes.
Avec six pays déjà couronnés encore en lice (Allemagne, Angleterre, Argentine, Brésil, France et Italie), cette Coupe ne sera pas celle du bouleversement des valeurs établies. Point de Turquie, de Sénégal, d’Etats-Unis ou de Corée du Sud en quarts de finale. La mondialisation du football, aperçue il y a quatre ans en Asie, a subi un sérieux recentrage sur l’Europe et l’Amérique du Sud.
Mais les cinquante-six premières parties auront aussi été marquées par l’empreinte de joueurs aux coups de pattes aussi précis que précieux. Ils forment un réseau de passeurs qui pourraient bien délivrer les visas tant convoités pour le stade olympique de Berlin, où aura lieu la finale dimanche 9 juillet prochain.
Face à des défenses compactes, lorsque le jeu semble fermé et les attaquants condamnés à la stérilité, ces joueurs rares sont capables, sur une inspiration, de débloquer un match, à la manière d’un quarterback au football américain. Visionnaires, ils savent déceler des failles imperceptibles dans l’armure adverse et délivrer des passes à la précision chirurgicale que leurs coéquipiers s’empressent de transformer en buts.
L’importance de posséder un spécialiste des passes décisives dans son effectif aura été particulièrement évidente sur les coups de pieds arrêtés. Sur ces phases de jeu statiques, répétées comme des gammes à l’entraînement, et qui décident de plus en plus souvent du sort d’un match, ces hommes sont capables de déposer à l’envi le ballon sur une tête de leur choix. A l’image de l’Italien Pirlo contre les Etats-Unis, ou de Hakan Yakin, dont le centre casse-tête pour la défense coréenne est propulsé aux fonds des filets sur un coup de boule de Philippe Senderos.
Lorsqu’ils n’atteignent pas directement leur cible, les trajectoires de leurs services sèment la pagaille et poussent l’adversaire à la faute. Comme ce coup franc excentré de David Beckham que le Paraguayen Gamarra dévie dans ses propres filets.
Comme l’envoi de Riquelme mal dégagé par le Ghana et sur lequel le buteur Hernan Crespo se précipite pour le premier but argentin face aux Africains. Ou encore l’envoi du même Riquelme poussé dans son but par le Mexicain Borgetti. Enfin, ce ballon insaisissable de Zidane qui termine sa course sur la tête de son coéquipier Vieira et coule l’invincible armada espagnole.
Mais si le sort de leur formation dépend largement de leurs pieds experts, les grands passeurs encore en course pour le titre suprême ont pourtant tous un style bien particulier.
Depuis maintenant une décennie, l’Anglais David Beckham a bâti sa réputation sur son sens inné de la balistique. Une fois de plus, alors que son équipe séchait devant un insoluble problème trinidéen, il a prouvé le caractère létal de ses centres longue portée. D’un envoi croisé puissant, il a trouvé la tête du longiligne Peter Crouch, évitant l’humiliation aux joueurs britanniques.
Mais alors que Beckham, qui opère en règle générale depuis le flanc droit, est avant tout un maître artilleur, l’Italien Pirlo, le Portugais Deco, le Brésilien Ronaldinho et l’Argentin Riquelme se distinguent par un jeu beaucoup plus varié.
Le Milanais Andrea Pirlo est le centre de gravité de la formation italienne. Face aux Etats-Unis, au cours du premier tour, il joua ainsi près de 110 ballons, un total astronomique à ce niveau, et fut plus que jamais la plaque tournante du jeu transalpin. Ce soir face à l’Ukraine, ce meneur de jeu reculé pourrait mettre l’Italie sur orbite dans sa conquête du globe.
Quant au petit meneur de jeu Deco, artisan dribbleur et percuteur, il a, en huitièmes de finales, grâce à sa technique fine et à ses passes ciselées, mis dans le vent des meuniers hollandais qui tentèrent plus d’une fois de passer les Lusitaniens à la moulinette. Avant de se faire expulser bêtement. Privée samedi de l’adresse de ses pieds, l’équipe du Portugal sera fortement handicapée.
Quant à Ronaldinho, dernier ballon d’or et meilleur joueur du monde pour la seconde année consécutive, il évolue durant ce Mondial dans un registre plus discret qu’avec son club de Barcelone. Il reste néanmoins essentiel à l’équilibre footballistique du Brésil.
Le public, avide de talonnades, de coups du sombrero ou autres gestes techniques, souhaiterait le voir donner davantage de tours de reins aux défenseurs adverses, comme il sait si bien le faire en Catalogne.
Conscient de l’abondance de biens offensifs de l’équipe tenante du titre, le magicien Ronaldinho a pour l’instant laissé ses tours spectaculaires dans son chapeau, et s’est mis au service de son groupe, un peu en retrait, pour mieux servir ses partenaires. Et notamment le plus prolifique d’entre eux, Ronaldo, désormais 15 buts en phase finale de Coupe du Monde, nouveau record.
Mais parmi tous ces passeurs étoiles, l’Argentin Juan Roman Riquelme est un être à part. Un joueur inclassable dans le football contemporain. Qui ne possède ni le dribble déroutant, ni le muscle et la vitesse de Ronaldinho. Et qui, avec sa mine renfrognée et son portable qu’il laisse éteint, est à cent lieues du métrosexuel Beckham.
Riquelme s’exprime en fait par des voies plus subtiles, sans recourir aux effets spéciaux ou à la presse people. Et il pourrait même passer inaperçu pour le spectateur distrait. Pourtant, c’est bien lui qui aura été le plus influent jusqu’à présent. Un constat presque anachronique.
En effet, Riquelme fait partie d’une espèce aujourd’hui en voie d’extinction, celle des meneurs de jeu créateurs, des numéros 10 à l’ancienne, dans la lignée des Diego Maradona ou Michel Platini. Une famille de joueurs postés à la manœuvre derrière les attaquants et déchargés des tâches défensives pour donner libre cours à leur génie créatif. Alors qu’aujourd’hui, les tacticiens privilégient des joueurs plus complets et plus athlétiques, capables de conjuguer animation offensive et labeur défensif.
Rien à voir avec le joueur Argentin, qui défend peu et ne tacle que rarement. Une attitude qui le pénalisa longtemps, en club comme en sélection. Car son apparence nonchalante a inspiré à beaucoup de méfiance. On lui a régulièrement préféré des coureurs de fond qui «mouillent leur maillot». L’échec de son passage au FC Barcelone durant la saison 2002-2003 et sa reconnaissance tardive en équipe d’Argentine viennent de là.
Mais à 28 ans, Riquelme, qui dispute sa première Coupe du Monde, semble enfin avoir trouvé une place à la mesure de son talent. Désormais, les deux formations avec lesquelles il se produit sont bâties autour de lui, et lui donnent carte blanche pour s’exprimer. Pour leur plus grand bonheur. Et pour le nôtre.
Cette année, il a porté son club de Villareal, formation sans passé d’une ville de la banlieue de Valence, aux sommets du football ibérique et européen. Et depuis l’arrivée de José Pekerman à la tête de l’équipe d’Argentine, il est devenu le point nodal du jeu collectif cher à son sélectionneur.
Car Pekerman est un révolutionnaire, ou plutôt une sorte «d’alterfootballiste», partisan d’un jeu plus respectueux des particularismes argentins, à base de passes multipliées. Au mépris des théories en vogue préconisant de porter promptement l’offensive dans le camp adverse. Et alors que certains techniciens vont même jusqu’à déconseiller les mouvements de plus de huit passes.
C’est pourtant sur une action de vingt-quatre passes que les Argentins, avec Riquelme à la baguette, ont marqué leur second but contre la Serbie. Une symphonie de jeu d’équipe, tout le style Pekerman dans une même action.
Au centre de son dispositif, Pekerman a donc donné toute sa confiance à Riquelme. Avec son port altier, c’est lui qui dicte le rythme des matches de son équipe comme un torero maîtrise un taureau. Et c’est par lui que transitent la plupart des ballons clés, qu’il redistribue ensuite dans un style unique, mélange d’élégance et de sobriété.
Riquelme, c’est une capacité exceptionnelle à sentir le jeu, à savoir s’il faut le réorienter, s’il est nécessaire de le ralentir ou au contraire de l’accélérer, de mettre le pied sur la balle ou de la passer immédiatement pour profiter d’un espace laissé libre. C’est une conscience de l’espace et du temps digne de Matrix.
Et à ceux qui critiquent son manque de vélocité, ses défenseurs, Pekerman en tête, répondent qu’avec Riquelme, c’est le ballon qui court. Juan Roman Riquelme, à l’heure des joueurs sprinters et des ballons qui brûlent les pieds, c’est un éloge de la lenteur et de la patience.
Toutefois, le meneur de jeu albiceleste exerce une telle influence dans le jeu du collectif gaucho que l’on peut craindre que celui-ci ne paie une trop forte «Riquelme dépendance».
Les Allemands pourraient d’ailleurs tenter d’exploiter cette faiblesse dès vendredi soir, en bloquant le ravitaillement en ballons du numéro dix et en l’empêchant d’alimenter ses coéquipiers avec ses passes d’orfèvre. La machine à passer argentine pourrait dès lors se gripper. Dans le même temps, Riquelme pourrait mettre à nu, par ses services cinq étoiles, les limites d’une défense germanique aperçues contre le Costa Rica.
L’art fin de Riquelme saura-t-il s’exprimer face à l’industrie et l’enthousiasme allemands? Réponse, qu’on espère positive, vendredi soir à 17 heures.
