De passage à Lausanne, l’astronaute vaudois évoque ses missions et son envie de partage. Il parle de la Suisse, de science et de Dieu. Interview.
A l’âge où la plupart des gens tentent d’obtenir leur permis de conduire, Claude Nicollier possédait déjà un brevet de pilote. L’aviation, le ciel… Son rêve d’enfance ainsi concrétisé, il a voulu explorer des horizons plus lointains.
Après des études d’astrophysique, il parvient à se sélectionner à la fin des années 70 au sein du premier groupe d’astronautes de l’Agence spatiale européenne (ESA). Il aura alors le privilège de devenir quelques années plus tard l’un des 430 humains à avoir voyagé dans l’espace.
Claude Nicollier aime montrer les photos de paysages terriens à couper le souffle qu’il a prises durant ses quatre missions spatiales. Il se sent privilégié, il tient à partager son expérience avec le plus grand nombre. C’est l’une des raisons qui l’ont poussé à venir enseigner les techniques spatiales aux étudiants de l’EPFL.
Agé aujourd’hui de 61 ans, il continue à gérer un programme très chargé: il travaille toujours à Houston, Texas, où se situe son domicile principal, et à Cologne, où il participe, au sol, à de nouvelles missions.
Quelles sont précisément vos occupations actuelles?
Je suis engagé par l’ESA, au sein de sa base de Houston, où je vis depuis le début de mon entraînement à la NASA en 1980. J’effectue en outre divers mandats à Cologne, tels que la sélection d’un nouveau groupe de spationautes européens ou le soutien à Thomas Reiter, qui s’apprête à effectuer une mission de six mois à bord de la Station spatiale internationale.
Enfin, pour la troisième année consécutive, je donne un cours durant le semestre d’été aux étudiants de la Faculté des sciences et techniques de l’ingénieur de l’EPFL. Mon but est de leur transmettre l’envie de s’intéresser à l’espace et de leur fournir des outils permettant d’appliquer les technologies spatiales à d’autres domaines d’activité.
Comment jugez-vous les rapports entre la NASA et l’Agence spatiale européenne ? Entrent-elles en compétition?
Au contraire. Depuis plusieurs années, notre collaboration est très bonne. Hubble, la sonde Cassini-Huygens et la Station spatiale internationale, où sont représentés seize pays, en sont de bons exemples. Bien sûr, de par leur poids respectif, les Etats-Unis et la Russie sont les plus gros contributeurs financiers et, par conséquent, les principaux partenaires.
Cela dit, il n’y a aucune arrogance de la part des scientifiques de la NASA. Certaines différences subsistent néanmoins: l’Europe apporte une vision plus scientifique de l’espace, alors que la conception des Etats-Unis est traditionnellement plus politique. Ils sont davantage orientés vers la conquête spatiale et l’exploration, ce qui est sans doute un héritage de la guerre froide.
Quelle est au fond l’utilité des voyages spatiaux?
Qu’elle soit habitée ou non, l’exploration spatiale demeure très stimulante pour la recherche scientifique. Le fait de se surpasser physiquement et technologiquement permet de développer des techniques qui ont des retombées importantes sur Terre.
Ces missions développent notamment la télé-médecine, qui permet d’opérer quelqu’un à distance grâce à la robotique. Elles contribuent aussi à améliorer la gestion des ressources: lorsque l’on se retrouve dans l’espace durant six mois, tout doit être recyclé, aussi bien l’urine que le gaz carbonique. Pour ce faire, nous élaborons des systèmes de «support vie» totalement autonomes et autogérés.
Deux de mes missions ont aussi permis de réparer Hubble, qui est une véritable machine à découvertes sur le passé et le futur de l’Humanité. Le fait de découvrir est fondamentalement positif: toutes les sociétés qui ont cherché à voir ce qu’il y avait derrière la colline et au-delà des océans ont progressé et en ont retiré des bénéfices. Se refermer sur soi-même est une position de faiblesse. Cela dit, l’exploration se fait aussi dans les laboratoires.
Les coûts sont très importants…
En effet. Etre envoyé là-haut représente pour moi une très forte responsabilité: chaque mission coûte environ 500 millions de dollars. Cela dit, les entreprises privées s’intéressent de plus en plus à l’aérospatial. Ainsi, Ariane est désormais exploitée par une compagnie commerciale.
Le tourisme spatial va lui aussi se développer et se démocratiser, ce qui me réjouis fortement. Il suivra le même parcours que le tourisme traditionnel, qui ne s’adressait à ses débuts lui aussi qu’aux personnes très fortunées. Ce siècle sera celui de la généralisation de l’accès à l’espace.
Comment jugez-vous le rôle de la Suisse sur la scène internationale?
La Suisse, malgré sa petite taille, sait très bien s’intégrer. Surtout au sein d’organisations techniques et scientifiques. Elle a par exemple fait partie des pays fondateurs de l’ESA durant les années 70. Elle sait aussi battre des records, regardez les trois générations Piccard!
Le projet SolarImpulse est un excellent exemple de notre savoir-faire. Politiquement, notre pays est en revanche plus timide. Mais ce n’est pas un handicap insurmontable. La Suisse est pleine de talents, elle aime le travail bien fait et la précision. L’excellente situation de notre industrie horlogère le prouve.
A quel moment avez-vous eu l’envie de devenir astronaute?
Cela s’est concrétisé avec le temps. Enfant, j’avais deux passions: l’aviation et la science. J’ai obtenu mon brevet de pilote privé en 1964, à l’âge de 18 ans. J’ai ensuite obtenu un brevet de pilote militaire et un autre de pilote de ligne.
En 1969, lorsque j’ai vu Neil Armstrong poser le pied sur la lune, j’ai trouvé cela à la fois fantastique et inaccessible. J’ai néanmoins participé aux premières sélections de l’ESA au milieu des années 70 et j’ai été choisi en 1978.
Vous êtes-vous déjà senti seul en mission?
Non. Durant mes quatre vols, l’équipage, constitué de sept personnes, était constamment en contact avec le sol. De plus, les missions ne duraient en moyenne qu’une dizaine de jours.
Que ressentiez-vous au fond de vous lors de ces missions?
Ces expériences sont incroyables. L’environnement spatial est très particulier. A une altitude de 600 kilomètre, on a une vision globale des continents. La vue d’ensemble de la côte ouest de l’Amérique du Sud m’a particulièrement marqué: on distingue parfaitement les plaines désertiques du Chili, la cordillère des Andes et, en arrière plan, l’Amazonie avec ses cumulus.
De plus, nous faisions le tour de la planète en 1 heure et demi, nous pouvions donc toutes les 45 minutes admirer le lever et le coucher du soleil. Le contraste entre la mince couche atmosphérique et le fond du ciel noir rend ce spectacle encore plus magnifique. La vue était si belle que je me demandais constamment si j’étais en train de rêver. Sans parler de l’apesanteur… L’impression d’être un privilégié m’habite constamment. Mon seul regret est de ne pas avoir pu effectuer une mission de plusieurs mois.
Vous sentiez-vous parfois envahi par la peur?
Je mentirais si j’affirmais que l’équipage était totalement serein durant le décollage et la mise en orbite. C’est durant ces huit minutes, où la navette avance à une vitesse de 7,7 kilomètres par seconde, que se situe le plus grand risque. La probabilité d’y rester est de une sur cinquante. Mais même s’il avait été de une sur dix, j’estimerais que le jeu en vaudrait toujours la chandelle. Si j’avais eu l’occasion d’aller sur Mars, je l’aurais fait sans hésitation.
Comment voyez-vous le futur de l’exploration spatiale?
Il n’y aura plus de compétition entre l’homme et les robots, mais une coopération étroite entre ces deux moyens. Chacun à ses forces et ses faiblesses. En ce qui concerne l’exploration de Mars, nous avons avantage à envoyer des machines afin de mieux connaître cet environnement très hostile. Nous pourrons dès lors y envoyer des humains dans les meilleures conditions, d’ici à une vingtaine d’années.
Nous avons découvert à ce jour près de 188 exoplanètes, dont certaines seraient semblables à la Terre. Pensez-vous que nous rentrerons un jour en contact avec une civilisation extraterrestre intelligente?
Je pense que l’univers grouille de vies extraterrestres. Un contact radio n’est donc pas exclu. Quant aux déplacements physiques, ils sont moins probables, compte tenu des distances gigantesques et de notre durée de vie limitée. On peut cependant imaginer que des créatures non structurées à base de carbone aient des durées de vie incroyablement plus longue. Mais je ne pense pas que nous ayons déjà été visité. Ou alors c’était il y a des millions d’années…
Etes-vous croyant?
Oui. Je pense que l’univers a été construit par une force supérieure. La perception des corps célestes depuis l’espace a encore renforcé chez moi ce sentiment.
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L’aventure au service de la science
«Lorsque une chose est difficile et éprouvante, elle acquiert à mes yeux une plus grande valeur.» Cette phrase pourrait résumer le parcours et la philosophie de Claude Nicollier.
Né à Vevey le 2 septembre 1944, il obtient son baccalauréat au gymnase de la Cité à Lausanne, puis une licence en physique à l’Université de Lausanne et un certificat d’astrophysique à celle de Genève. Après avoir effectué diverses recherches, notamment pour l’Observatoire de Genève, il décide de passer son brevet de pilote de ligne et est engagé par Swissair en tant que pilote sur un DC-9. Parallèlement, il manoeuvre des Hunter et des Tiger, dans le cadre de l’armée suisse, où il a le grade de capitaine.
En 1976, il entre à l’Agence spatiale européenne pour effectuer diverses recherches en astrophysique. Il est sélectionné deux ans plus tard au sein du premier groupe de spationautes européens, avant de rejoindre la NASA pour y suivre une formation de spécialiste de mission à Houston. Sa femme, Susana, d’origine mexicaine, lui a donné deux filles, Maya et Marina.
Il a effectué quatre missions dans l’espace, où sa tâche principale était de manœuvrer le bras de la navette XX. En 1992, il est chargé avec le reste de l’équipage de mettre en orbite la plate-forme scientifique EURECA et de tester un satellite captif.
En 1993, il effectue une première intervention sur le télescope spatial Hubble. Trois ans plus tard, il participe à diverses investigations en état de microgravité et, en 1999, il collabore à une nouvelle réparation du télescope spatial, où il réalise pour la première fois une sortie extravéhiculaire. Etabli à Houston, il revient chaque été depuis trois ans en Suisse, où il enseigne l’ingénierie spatiale à l’EPFL.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.
