GLOCAL

Des drapeaux

Que signifie cette célébration permanente de la nation, dans les stades comme dans les rues et sur les façades des maisons? Et quel est son lien avec l’économie globalisée? Réflexions.

Que de drapeaux, mes amis! Ils fleurissent partout. Il y a quelques mois, la télé ouvrant son journal en rouge et blanc nous en avait donné un avant-goût. Maintenant, c’est le 1er août en juin, la célébration permanente de la nation, la participation imposée à chacun d’un rite ludique de masse qui montre combien l’individu est chose fragile, frêle fétu vite emporté par les déferlantes.

Pour le moment, la déferlante n’est encore que vaguelette: cela va prendre de l’ampleur au rythme des huitièmes et quarts de finale. Les allergiques n’ont qu’une solution, comme contre les pollens: se calfeutrer chez eux dans la mesure du possible.

Dans son numéro du mardi 20 juin, le quotidien La Liberté a consacré une page au phénomène en s’interrogeant sur cette tendance à être fier d’être Suisse, et à le montrer. Les divers témoignages de jeunes concordent: il s’agit d’un engouement passager, mais chacun est conscient que le nationalisme n’est pas loin.

Ils en minimisent l’importance, pensant ne pas être intoxiqués, sans se douter que ces premiers compromis les poussent sans même qu’ils s’en rendent compte vers le nationalisme politique.

Pourquoi cette dérive? Pourquoi ce désir net et massif à s’identifier à un groupe, à gesticuler en hurlant pour «faire comme les autres»?

L’explication nous renvoie à un lointain entre-deux-guerres, à Wilhelm Reich et sa «Psychologie de masse du fascisme», à ces années trente de tous les dangers quand les drapeaux, déjà, abondaient, que les gens défilaient en uniformes, foulards rouges ou chemises noires, quand la violence de la guerre des classes fut dévoyée vers la guerre tout court par la crapulerie de quelques habiles dictateurs, Franco, Mussolini, Hitler, Staline…

Au lendemain du carnage, vaccinés par les morts et la honte, on se dit comme en 1918 «Plus jamais ça!» Plus que les bonnes résolutions, la guerre froide faisant planer le risque d’une hécatombe définitive gela ces pulsions. En 1989, la fin de la glaciation libéra les esprits malins qui se reprirent à désenchanter nos nuits en hantant nos cauchemars.

Ce fut l’envol du «glocal», l’explosion de l’économie globalisée et mondialisée s’appuyant sur un repli identitaire dont il est encore difficile de dire sur quoi il repose avant tout: famille, tribu ou nation? A première vue, les familles ne vont pas très bien, l’esprit clanique s’affirme et les nations s’envolent. Que de nouveaux drapeaux européens au cours de ces dernières années!

Dans La Liberté, un enseignant, Jacques de Coulon, recteur du Collège Saint-Michel, cerne bien cette nouvelle donne sociale. Pour lui, «dans un monde globalisé, les jeunes ont plus que jamais besoin de s’identifier à un groupe. Cette notion d’appartenance est nécessaire pour tisser sa propre identité. Elle est positive, mais peut être dangereuse lorsqu’elle se fait au détriment de l’autre, de l’étranger. Ce qui n’est pas le cas en ce moment avec le Mondial.»

De Coulon pousse encore un autre pion très intéressant: «Alors que les générations précédentes se battaient contre le système, celle-ci s’y conforme. Elle craint d’en être exclue. On est passé d’un désir d’ouverture au monde extérieur à un besoin de repli identitaire sur sa tribu.»

Vécue comme un succédané de carnaval (avec la transgression débile d’un interdit symbolique, l’usage du klaxon, comme si le bruit d’une machine pouvait remplacer la parole), la célébration footbalistique et ses corollaires (drapeaux, uniformes, maquillages) symbolise notre entrée dans la décadence. Du pain et des jeux, la vieille recette populiste de nos sociétés européennes. Heureusement, les décadences peuvent durer. Et il nous reste une consolation, retrouver Boèce et la fierté de la résistance intérieure:

«Pourquoi donc, mortels, cherchez-vous en dehors de vous-mêmes ce qui se trouve en vous?»