LATITUDES

Maltraitance des personnes âgées: les lacunes romandes

On estime que 5 à 10% des seniors sont victimes de mauvais traitements en Suisse. Outre-Sarine, des guichets récoltent les récits d’abus. L’un d’eux vient d’ouvrir à Saint-Gall.

Une personne âgée que vous connaissez «est incapable ou embarrassée pour expliquer ses blessures», «perd du poids de manière inexplicable», «paraît effrayée, méfiante»? Elle est peut-être victime de maltraitance. Ces questions figurent dans un tout nouveau questionnaire distribué par l’association romande Alter Ego, qui s’occupe de cas d’abus sur les seniors.

Elaboré avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et fondé sur un modèle canadien, cet outil de dépistage vient de terminer avec succès sa phase de tests, entamée en novembre dernier dans neuf pays, dont la Suisse. Il doit permettre aux travailleurs de la santé de repérer les cas de maltraitance physiques, psychologiques ou financières dont sont victimes les personnes âgées.

Cette démarche intervient tard. «Les professionnels de la santé n’aiment pas ce sujet, ils préfèrent dire que la maltraitance n’existe pas», constate le médecin genevois Charles-Henri Rapin, auteur de plusieurs ouvrages sur la question. Pourtant, cela fait plus de dix ans que la question de la maltraitance des personnes âgées est entrée dans le débat public. Au début des années 90, un article paru dans un magazine féminin romand déclenchait une tempête en abordant ce sujet encore tabou. En quelques semaines, la publication recevait des centaines de témoignages et on prenait conscience de l’ampleur du phénomène.

Depuis, qu’en est-il? Des études ont été menées, la Suisse romande faisant office de pionnière en la matière, grâce notamment aux recherches des docteurs Charles-Henri Rapin et Christian de Saussure. On estime aujourd’hui qu’entre 5 et 10% des seniors sont victimes d’abus en Suisse. Cela représente quelque 60’000 cas par année, selon Charles-Henri Rapin.

Mais, si les outils théoriques sont bien développés, il reste du chemin à parcourir en matière d’action. En Suisse romande, Alter Ego est la seule structure à se préoccuper de cette problématique. L’association, créée en 2002, est financée par des fonds privés. Elle dispose d’une permanence téléphonique, de modules de formation pour les professionnels de la santé et d’un groupe de référence composé de médecins, de directeurs d’EMS ou de juristes chargés de mener des consultations avec les victimes de mauvais traitements. Mais elle rechigne à porter les abus devant la justice.

La plupart des cas surviennent en effet dans un cadre familial (environ 90% à Genève), ce qui complique la donne: «La victime tient alors fortement à la personne qui la maltraite. Nous devons donc veiller à ne pas mettre ce lien en péril», souligne Caroline von Gunten, coordinatrice pour Alter Ego. Le placement en institut apparaît ainsi fréquemment comme «un remède pire que le mal».

Du côté des autorités, on hésite aussi à intervenir. «L’Etat fait preuve d’une frilosité coupable», estime Christian de Saussure. La plupart des cantons romands ne disposent pas de structures ad hoc. A Genève, la Direction générale de la santé n’intervient que dans les cas d’abus en EMS, la maltraitance à domicile étant déléguée à une fondation privée. Les cantons de Vaud et de Fribourg renvoient pour leur part au médecin cantonal et au personnel de santé qui ont «un devoir de surveillance au sens large».

Outre-Sarine, on a pris les choses en main. Deux guichets, à Zurich et à Saint-Gall (Unabhängige Beschwerdestelle für das Alter – UBA), recueillent les plaintes des victimes de maltraitance, le dernier ayant ouvert le 1er février dernier. Sur 800 cas traités annuellement, 11 ont donné lieu à des procès en 2004. «Dans 82% des cas, nous avons eu gain de cause», se réjouit Verena Kutter, à l’origine de la démarche. Côté financement aussi, les guichets alémaniques s’en sortent mieux que leurs homologues romands. Le canton de Zurich leur fournit 80 000 francs et Schaffhouse 8’000 par an.

Mais cela a pris du temps: «La première UBA a été ouverte il y a neuf ans. Nous avons dû attendre six ans avant de recevoir un financement du canton», relève Verena Kutter. Le guichet saint-gallois n’aurait d’ailleurs pas pu voir le jour sans un don privé de 100000 francs. La responsable déplore en outre qu’un projet d’étendre les guichets au reste de la Suisse se soit enlisé, faute de fonds suffisants.

Pour expliquer cette réticence à empoigner le problème, les spécialistes du dossier esquissent plusieurs pistes. «La maltraitance des seniors est abordée avec la même méfiance aujourd’hui que la violence contre les femmes ou les enfants il y a une trentaine d’années. Il y a beaucoup de déni. On préfère pousser le problème sous le tapis plutôt que de l’affronter», dit Alexandre Kalache, chargé du programme sur le vieillissement à l’OMS.

Angeline Fankhauser, ancienne conseillère nationale bâloise et vice-présidente des Panthères grises, une organisation de défense des droits des aînés, met la faute, elle, sur «le climat anti-vieux qui règne actuellement en Suisse lorsque l’on parle d’AVS ou d’assurance maladie». Ses propos sonnent comme une mise en garde: «On montre à la société que les personnes âgées ne sont qu’une charge. Dans un tel climat, on dérape vite vers la maltraitance.»

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Trois formes de maltraitance

La maltraitance des personnes âgées a majoritairement lieu dans un cadre familial: épouse/époux, enfants, belle-famille sont alors les abuseurs. Mais le personnel soignant dans les EMS et les hôpitaux est également concerné. Les abus peuvent prendre trois formes:

1. La violence physique: coups, bousculade, médicaments refusés ou administrés de force, personne attachée à son lit ou, comme vu dans certains EMS genevois, à un radiateur. L’association Alter Ego cite le cas d’une femme de 67 ans souffrant de la maladie d’Alzheimer, laissée dans ses urines par sa fille. Plus rares: les abus sexuels.

2. La violence psychologique: dénigrement, injure, mépris, intimidation ou chantage. On menace de mettre la personne en institution ou de ne plus lui laisser voir ses petits-enfants. D’autres sont traitées de «gâteux» comme si elles étaient incapables ou irresponsables.

3. Les abus financiers: vols, détournements de fonds, procurations frauduleuses, rente AVS dilapidée par un proche, achat ou vente forcée, appropriation d’un héritage. «Lors de mon hospitalisation, je me suis fait vider mon compte bancaire par mon fils. A mon retour à la maison, je n’avais plus d’argent pour m’acheter de la nourriture», raconte un vieil homme de 85 ans cité par Alter Ego.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 20 avril 2006.