Dans la quasi totalité des pays européens, la classe dirigeante se compose d’héritiers, de gens pour qui le pouvoir va de soi, et qui jonglent avec lui selon un plan de carrière. D’où viendra le courage politique?
Où allons-nous? C’est la question que je me posais en lisant à Pâques l’éditorial du Monde intitulé «Vieille Europe». Après avoir constaté que des forces modernistes et conservatrices se trouvent aussi bien à droite qu’à gauche, notre auguste confrère, concluait sur ces étranges paroles:
«Les dirigeants de la « vieille » Europe sont en fait confrontés à un seul et même dilemme: comment faire accepter les réformes indispensables quand celles-ci sont vécues — parfois à juste titre — non comme des progrès mais comme des régressions? Pour trouver la solution, de fortes majorités peuvent être utiles, elles ne sont pas suffisantes. L’essentiel est une qualité rare: le courage politique.» (Le Monde, 16.04.06)
Vous avez bien lu: certaines réformes peuvent à juste titre être vécues comme des régressions, mais qu’importe, il faut les réaliser. Pourquoi? Ce n’est pas dit explicitement, mais le programme est connu: pression sur les salaires et les retraites, augmentation de la productivité, intensification de la précarisation tous azimuts pour angoisser les gens dès le berceau, pour tuer dans l’œuf toute velléité de revendication, de révolte, voire (pourquoi pas?) de révolution.
Tout cela pour courir après des chimères qui s’appellent croissance et plein emploi. Pour l’éditorialiste du Monde en panne d’imagination et pour le libéralisme à la sauce du jour, il s’agit de revenir à la loi de la jungle, au struggle for life, à l’absence de garde-fous sociaux, à la grande exploitation, à Dickens revu par Zola.
J’exagère? Un peu bien sûr. Mais avant de faire sauter les avancées sociales, ne faudrait-il pas s’interroger avec sérieux et sans préjugés sur le type de développement nécessaire au bonheur de l’être humain? Pour le moment, la croissance fonctionne comme pompe à fric pour une infime minorité. Peut-on, sans se faire taxer d’archéo-communisme, demander que des excès soient évités, une certaine équité respectée?
Tout le monde — sauf les financiers et les boursicoteurs qui sont à la fête — exprime un besoin de réforme. En Europe, plus qu’ailleurs car le système commence à se gripper. Les raisons en sont multiples. Il y en a une qui semble particulièrement inquiétante car on ne voit guère comment y remédier. Historiquement, nos sociétés (je parle de la vieille Europe) sont usées, parce que jamais nous n’avons connu une aussi longue période de paix. Or nous n’avons pas de recettes toutes faites à appliquer à la paix perpétuelle.
C’est une question corollaire à celle du dépérissement de l’idéologie du travail que j’ai abordée dans une chronique récente, tout aussi difficile à résoudre. Cette usure se manifeste un peu partout, dans une bureaucratisation forcenée, dans des dérives juridiques absurdes, dans un fouillis inextricable de lois qui se chevauchent en s’annulant, etc.
Ceux qui ont construit cette Europe telle qu’elle est devenue aujourd’hui — avec ses (forts) résidus d’Etats-nations, avec son Union Européenne bancale, avec ses partis politiques naguère vivaces aujourd’hui avachis — avaient connu la guerre, la résistance, la reconstruction. Ils s’étaient formés sur le tas, pas dans des écoles ou des cabinets ministériels. Ils ne pensaient pas que le pouvoir leur était dû, ils avaient au contraire conscience qu’il fallait le conquérir. Cela tient en forme, donne des idées, fouette l’imagination.
Depuis (par la force des choses, car comment l’éviter?), la classe politique européenne s’est professionnalisée. Dans la quasi totalité des pays, elle se compose d’héritiers, de gens pour qui le pouvoir va de soi et qui jonglent avec lui selon un plan de carrière. Sans jamais avoir le loisir de risquer la mise.
Regardez la France avec ses cadres sortis des grandes écoles, les Chirac, Villepin et autres Ségolène Royal. Comment voulez-vous que ces gens-là, nés sous les ors de la République, soient autrement que centristes, allergiques à toute vraie réforme, préoccupés par la seule dilatation de leur ego? Pis même: comment leur demander du courage politique en espérant être entendu?
C’est là que le bât blesse. Il suffit de jeter un œil sur le sort des grands Etats. Comme prévu, les vacances ont remis la France au travail. Mais jusqu’à quand? La reculade chiraco-villepinienne ne peut masquer le fait qu’en attendant l’élection présidentielle, le pays va perdre une année. Pour les beaux yeux d’un Chirac hors jeu? Quelle galéjade!
En Italie, dans cette Italie où le centre déborde de tous côtés, les partenaires de la coalition Prodi affûtent déjà leurs couteaux et chacun se demande qui sera le premier à frapper lors de la difficiles répartitions des dépouilles, à commencer par la présidence de la République qui doit être revêtue avant le 18 mai.
L’Allemagne quant à elle attend toujours que Madame Merkel veuille bien exercer le pouvoir dont elle a été investie en novembre dernier. L’attentisme peut être profitable pendant quelque temps, mais qu’il se transforme en immobilisme et la chute surviendra, inexorable. Elle semble d’ailleurs s’amorcer: juste avant Pâques, un sondage annonçait pour la première fois une érosion de sa popularité en baisse de 5 points. Son gouvernement indispose 57% de la population, ce qui est considérable pour une grande coalition!
Pour en revenir aux propos du Monde, cela signifie que la vieille Europe tourne en rond au centre et que le «courage politique» souhaité et attendu ne peut venir que des marges. L’histoire nous a déjà enseigné d’où il peut venir: du fascisme, sous une forme ou une autre. D’un populisme autoritaire.
Par son étonnant reconquête de l’électorat en trois mois de campagne virulente, Berlusconi a montré que médiatiquement tout est désormais possible.
Il faut reconnaître à son actif, tout tricheur et menteur qu’il se soit montré, qu’il n’a cédé ni à la tentation autoritaire ou putschiste ni à la violence. Mais qui nous protégera d’hommes moins démocrates malgré tout que lui?
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