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Visite dans une boîte à crayons

En pénétrant dans le parking, un crayon rouge s’élève comme un totem dans le gris du ciel. L’air parait chargé du parfum de cèdre qui embaumait nos taille-crayons d’enfant. La nostalgie culmine quand, dans l’entrée, on aperçoit un immense tableau datant de l’exposition internationale de Barcelone en 1929. Des crayons de couleurs, encore ronds à l’époque, se promènent emballés dans leurs antiques boîtes de carton à l’intérieur du cadre gigantesque. De l’autre côté, un luxueux panneau publicitaire expose la brillance des stylos Ivanhoé recouverts d’une fine cotte de maille. Du crayon de couleur à la plume d’argent, un grand écart?

«Au niveau mondial, notre chiffre d’affaire se partage en parts égales entre la couleur (beaux-arts, crayons) et l’écriture (stylos et plumes de luxe). Nous tenons à soutenir de la même façon ces deux gammes de produits: le premier métier on ne l’abandonne pas.» Pourtant, ces dernières années, depuis l’arrivée du nouveau directeur Silvio Laurenti en 1999, la marque a mis l’accent sur la haute écriture. «Dans le passé on faisait plus de produits beaux-arts. Nous avons voulu réduire le gap.» La gamme va désormais du crayon graphite de notre enfance, à 50 centimes, à la plume en série limitée à 20’000 francs.

La marque a résolument élevé la barre et s’est mise à lorgner vers des sommets où d’autres maisons renommées sont installées. «Il y a bien sûr les colosses du groupe Richemond comme Mont-Blanc et Cartier, acquiesce le directeur. Mais malgré notre taille, notre structure de société privée familiale, et le fait que nous avons commencé tard dans les outils d’écriture, nous sommes parvenus à nous placer parmi les cinq marques les plus réputées.» En 1999, Caran d’Ache réussit même l’exploit de figurer dans le Guinness des records avec son stylo plume La Modernista Diamants d’une valeur de 370’000 francs suisses, reconnu à ce jour comme le plus cher du monde.

L’entreprise a récemment réduit son personnel de plus de 300 employés à 280 en automatisant les outils et en favorisant la polyvalence du personnel, ce qui permet de gérer les différences de production tout au long de l’année. En parallèle, Caran d’Ache se développe sur de nouveaux marchés, notamment chinois et indiens. Deux boutiques ont récemment été ouvertes à Taiwan et Shanghai. Pour s’implanter sur ces territoires, la stratégie a été adaptée: «Dans la plupart des pays nous avons désormais deux agents commerciaux, l’un s’occupe des beaux-arts, l’autre de l’écriture car ces produits sont différents du point de vue de la commercialisation.»

La marque assied son identité grâce au concept shop in shop, littéralement magasin dans un magasin, qui véhicule l’univers de l’entreprise. Des meubles de bois sobres et rosés évoquent le cèdre de Californie dont sont faits les crayons, des vitrines alvéolaires rappellent leur forme hexagonale, l’acier brossé fait le lien avec le métal des porte-plume et le blanc laque l’élégance. «Les magasins ont l’obligation de caractériser Caran d’Ache de la même manière. Ainsi, qu’il reste dans son pays ou qu’il voyage, un client remarque partout une présence forte.»

Si, en Asie, la marque est fortement associée à l’écriture de luxe, qu’en est-il en Europe? «Il y a dix ans, si vous demandiez à un Suisse ce que représente Caran d’Ache, il aurait dit «les jolis crayons de mon enfance». Aujourd’hui, trois sur quatre vous répondront que Caran d’Ache fait aussi des produits haut de gamme. Un tel positionnement prend du temps. A mon arrivée, nous nous sommes fixés dix ans pour nous faire reconnaître dans ce créneau. Il en reste quatre.»

Dans le couloir qui mène à l’usine, un encadré rappelle l’origine du nom de la marque: «Karandash», en russe, signifie crayon. Emmanuel Poiré, caricaturiste français, en fit son pseudonyme à la fin du XIXè siècle. Arnold Schweitzer, fondateur de l’entreprise en 1924 et admirateur de cet artiste, obtient le droit de répliquer sa griffe pour en faire le logo de la fameuse boîte à crayons.

Au premier étage se trouve l’usine. Encore pour longtemps? Le directeur est catégorique. «Nous avons les outils et le savoir faire pour créer du haut de gamme je ne vois pas pourquoi nous irions faire nos produits ailleurs. Les firmes qui s’expatrient sont généralement motivées par des difficultés financières qui les obligent à réduire leurs coûts. Notre société, à vocation familiale, reste saine et indépendante financièrement. Nous avons choisi de défendre le made in Switzerland. Notre objectif est que Caran d’Ache soit toujours à Genève dans cinquante ans.»

Deux panneaux teintés au gré des vapeurs de couleur ouvrent sur la salle des machines. Dans une pièce, des sacs emplis de poudres attendent le mélange savant qui fera éclore la teinte. Des appareils, créés parfois spécialement pour la firme, ronronnent, malaxent, retournent, pétrissent, cuisent, ratatinent, allongent, taillent en copeaux… Plus loin une ouvrière débite des rectangles de gouache solide. «Leur forme, souligne Jean-Bernard Chenal, Project Manager, nous a été suggérée par des conseillers pédagogiques afin de faciliter le mouvement du pinceau de l’enfant sur la palette.»

Vient ensuite la salle des crayons, où l’on en fabrique par millions. «La production annuelle des crayons de couleur équivaut à la distance entre Genève et Rome. On ne donne pas de chiffres.» Et le directeur de rajouter malicieux: «On aurait pu dire Francfort mais c’est moins joli.» On n’en saura pas plus si ce n’est que la production a décuplé en 50 ans. Le bois employé provient de forêts d’élevage qui, conformément aux normes FFC, garantissent un impact minimal sur l’environnement. Deux plaques de cèdre rainurées de mines vont se rejoindre et se coller, se presser longuement avant d’être morcelées en tubes hexagonaux. De multiples finitions s’ensuivront afin de les transformer qui en crayons de couleur simples, qui en crayons de couleur de luxe. Tous seront gravés à l’effigie de Caran d’Ache. «Nos ouvrières, à l’aide de machines spécialisées, les alignent de façon à ce que, lorsque le client ouvre la boîte, il trouve les crayons orientés d’une façon optimale. Les couleurs se succédant dans le même ordre.» Parfois, c’est à la main qu’elles doivent les remettre dans le droit chemin.

Dans les ateliers de luxe, chaque stylo est contrôlé. La plus minime imperfection ne passe pas. Point fort de la qualité Caran d’Ache, le service clientèle. «Nous offrons la garantie à vie sur tous nos produits d’écriture. Dès qu’une plume et un stylo nous sont envoyés nous les réparons en une semaine au maximum. Je signe moi-même toutes les lettres, certifie le directeur, cela fait partie du lien que l’on soigne avec nos clients. Nous avons même reçu des stylos Ecridor datant d’avant la guerre. Nous les nettoyons, les remettons en forme et renvoyons un produit qui marche comme il y a quarante ans. Voire mieux.»

A l’étage en dessous, dans des hangars, d’immenses cartons sont en partance pour la Suède, le Japon, l’Afrique du Sud. En ressortant de l’expédition une porte apparaît au fond. C’est sans doute le cœur de l’entreprise. Sous des bâches de plastique on aperçoit le pelage gris et noir de hérissons munis de violons. Nous sommes chez les automates. On apprend que ces mécaniques sont au nombre de 150: elles baladent la magie colorée de Caran d’Ache et font notamment fureur au Japon. Une dame les désosse, les lave, les recoud. Des lapins font du vélo, une oursonne tricote, un écureuil mélange de la peinture et des armaillis au visage de gnomes jouent de l’accordéon. «Nous y tenons. Le plus difficile c’est qu’on ne trouve plus personne qui soit capable d’en créer des nouveaux. Si quelqu’un de qualifié lit cet article, qu’il nous envoie son CV!»

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Silvio Laurenti, alors chez Bic, est approché par Caran d’Ache en 1999. «En tant que Suisse, j’ai accepté avec enthousiasme d’être le messager de cette marque. Elle jouit d’une notoriété unique, supérieure à l’importance qu’elle a sur le marché.» Caran d’Ache a été évaluée à 100 millions de francs par le magazine Bilan. Les semaines du directeur sont surbookées. «Je suis toujours domicilié au Tessin. Je travaille du lundi au vendredi à Genève et je rentre le week-end. Je me dédie à mon petit fils, ma famille et mes amis.» Un souvenir Caran d’Ache? «Ma mère faisait attention à ce que je range mes crayons dans l’ordre où je les avais trouvés. Elle s’occupait de les tailler.»