LATITUDES

Le (grand) plaisir des (petites) transgressions

Traverser au feu rouge, voler de la musique sur internet ou un journal dans une caissette… Ces petites infractions, dans nos sociétés ultraréglementées, apparaissent comme autant de transgressions jouissives. Analyse.

Cela fait des années qu’il attend ce moment. Il vient d’être pris la main dans le sac, ou plutôt dans la boîte, par le surveillant de la caissette à journaux. «Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai pris mes jambes à mon cou. J’en rêvais à l’avance, c’était une joie enfantine, un plaisir provocateur de le voir me courir après en gueulant pour ses 100 balles.»

Christian, le délinquant du jour, en a encore les yeux qui brillent. Agé de 32 ans, doté d’une bonne situation professionnelle, il n’avait bien entendu aucune raison de voler le journal. Mais commettre une petite infraction à la loi (PIL) n’a rien à voir avec le vol par nécessité.

Recharger un parcomètre, voler un bonbon au kiosque ou ajouter une orange dans le sac après l’avoir pesé au supermarché… Ces PIL jouent un rôle libérateur dans nos sociétés ultraréglementées.

Les psychologues appellent ce phénomène la «réactance». Un comportement que l’on adopte «pour retrouver un espace de liberté quand la pression des normes devient trop importante», explique le psychologue social Fabrizio Butera.

Le réfractaire va alors agir exactement au contraire de ce que la norme sociale préconise, faisant preuve d’un esprit de contradiction qui rappelle celui des enfants, détaille Gabriel Mugny, professeur de psychologie à l’Université de Genève. «C’est le luxe des gens libres», sourit-il. «Plus la sanction semble absurde, disproportionnée, plus on a envie de transgresser l’interdit qui y mène», dit Christian.

Dans le monde réel, les PIL ont souvent une motivation plus prosaïque. Juste avant d’accomplir sa petite entorse à la loi, on va se livrer à ce que Fabrizio Butera appelle un «calcul des utilités». «Est-ce plus embêtant de chercher de la monnaie pour payer mon billet de bus ou de resquiller?» se demandera l’usager des transports publics.

Au supermarché, Sophia, 29 ans, ouvre souvent les multipacks de confiseries afin d’en subtiliser quelques-unes, «pour ne pas avoir 500 grammes de chocolats à la maison». Et si elle se fait prendre, elle montera sur ses grands chevaux: «Moi, une voleuse? Pour une si petite somme!»

Christian, lui, «oublie» fréquemment de rappeler à la serveuse du café qu’il a consommé une ou deux brioches en libre-service. «J’y vais assez souvent, ils me doivent bien ça», justifie-t-il. On l’aura compris, la mauvaise foi est l’un des ingrédients de base pour réussir sa PIL.

Mais il y a aussi les justiciers de la petite infraction. Marco, 42 ans, explique ainsi que lorsqu’il se déplace à pied ou à vélo, il refuse de se plier à la législation routière pour ne rien céder aux voitures. «Je me comporte comme si j’avais tous les droits.» Une forme de militantisme vert, en somme.

Quant à Guillaume, 31 ans et une grosse collection de MP3 volés sur le Net, il justifie le téléchargement de musique par la cherté des disques, «une injustice imposée par les majors». De même, les nombreux fraudeurs à la redevance TV évoquent souvent un acte citoyen: «La TSR n’a jamais appliqué de mesure d’économie et ne cesse de demander des augmentations de la taxe», justifie par exemple David, propriétaire d’un téléviseur non déclaré.

Mais quelle que soit la raison qui pousse à transgresser les interdits, «on s’arrête là où le risque de représailles devient trop fort», estime Gabriel Mugny.

«En Suisse, je ne grille pas les feux rouges en voiture, car l’amende risque d’être trop salée, confirme Christian. Mais je ne me gêne pas quand je vais en Espagne!»

L’âge joue aussi un rôle. Les jeunes adultes du XXIe siècle, qui sortent péniblement de leur adolescence, sont bien plus susceptibles de commettre une PIL que leurs concitoyens plus âgés, ou plus matures, diront certains. «Depuis que je suis mariée, j’ai un peu arrêté les petits vols», relève ainsi Sophia.

Et que fait la police? La plupart des PIL passent entre les mailles de son filet. «Pour qu’il y ait sanction, il faut qu’un agent ait constaté le délit ou que quelqu’un ait porté plainte», indique-t-on à la Police cantonale vaudoise. Et même en cas de flagrant délit, une certaine indulgence est appliquée.

«Il peut arriver qu’on annule une amende d’ordre après avoir discuté avec l’auteur du manquement», reconnaît Robert Witzig, chef de l’Office de stationnement vaudois. De même, on ne verra pas un agent courser un piéton qui a traversé au rouge pour lui coller 20 francs d’amende.

«La nuit, on n’attend pas bêtement devant le feu rouge. C’est humain», conclut Robert Witzig.