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Après la révolte des banlieues, voici celle des nantis

La France, décidément, couve une éruption insurrectionnelle dont il est encore difficile de dessiner les contours et encore plus les contenus.

Après le désespoir destructeur des banlieues en automne dernier, voici la révolte des nantis, des étudiants et des lycéens qui, quoique vivant et étudiant dans un des pays les plus riches de la planète, se sentent paumés, précarisés, déstabilisés, voire même angoissés, à la perspective de devoir se décarcasser pour trouver un premier emploi. Pauvres chéris!

«Nous voulons un travail stable!», hurlent ces candidats à l’exploitation de l’homme par l’homme, ces candidats au travail salarié prêts à sacrifier leurs belles années pour s’offrir à la veille de la retraite la rutilante BMW de leurs rêves peu fous.

Car pour ces rejetons des classes moyennes et supérieures, s’il est un droit inné que doit leur garantir la société, c’est non seulement le droit au travail, mais aussi celui d’un certain confort de vie et d’une retraite évidemment décente. Avec en prime la télé, la musique gratuite et les vacances sous les tropiques.

On peut se demander: «Comment font-ils pour oublier que ces luxueuses avancées sociales ont été gagnées par de difficiles et longues luttes politiques, par des milliers de petites grèves diffuses dans tous le territoire, par des millions d’heures de militantisme bénévole parvenant après des années à obtenir une concession minime de l’ennemi de classe assis sur ses millions?» La réponse et simple: pendant les cours, ils s’envoyaient des SMS ou jouaient avec leurs portables. Et quand un prof recommandait tel bouquin, ils baillaient en s’exclamant «La politique, quelle barbe!»

Je ne vois pas aujourd’hui d’engagements citoyens massifs, travaillant la société en profondeur afin d’élaborer petit à petit un nouveau pacte social. Au contraire, visibilité médiatique aidant, on se contente d’une explosion ici, d’une bouffée de colère là. Pour quel résultat? Renvoyer tout le monde chez soi une fois la crise de nerf passée. Et assurer une tranquille carrière politique aux leaders d’un jour.

En France, comme en Suisse ou en Italie (Berlusconi a bien compris le phénomène quand il a fondé Forza Italia), les partis sont devenus des entreprises plus ou moins importantes, plus ou moins intéressantes, où des gens font une carrière comme ils la feraient dans n’importe quelle autre entreprise.

J’ai difficilement pu retenir un mouvement d’irritation en voyant récemment au TJ le jeune et fringant dirigeant d’un syndicat suisse de la communication sortir de sa pimpante villa «Sam suffit» pour aller siéger à Berne. Je ne me suis calmé qu’en me disant que, chez nous, la lutte pour la survie, le trop fameux «struggle for life» qui mobilise encore les deux tiers de la planète, n’était plus nécessaire et qu’un syndicaliste allait au boulot comme un vendeur en confection ou un employé municipal.

Bye bye Lénine. Et bye bye la lutte des classes. Tant mieux. Ces temps-là étaient si durs qu’on ne va pas les regretter. Mais est-ce une raison suffisante de flipper à mort parce qu’il faudra manger un peu moins d’entrecôte alors que des générations entières ont bouffé du cervelas et des patates?

Mais, comme chacun sait, en France, un train peut en cacher un autre. Les manifestations d’aujourd’hui cachent celles de novembre dernier. Les manifestants ne se mélangent pas. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas été solidaires hier des banlieues. Les banlieues ricanent maintenant en voyant l’agitation des nantis pour des contrats qui ne les concernent pas.

Serait-ce donc qu’il existe tout de même des différences de classe? Il est évident que la nombreuse main d’œuvre jeune, mal formée, peu éduquée qui croupit dans les banlieues des villes modernes ne pourra pas s’insérer dans un monde du travail nécessitant de hautes performances en raison des progrès techniques. Il est tout aussi évident que les armées de diplômés en sciences humaines larguées dans un marché du travail hyper-contracté ne trouveront pas l’accueil auquel ils pensent à tort avoir droit.

Il n’est pas évident, mais possible, qu’un jour les uns et les autres se retrouvent pour contester ensemble une société qui ne cherche pas à résoudre les problèmes posés par sa propre évolution.

Ce jour-là, ils seront contraints de se demander comment vivre sans travailler. Comment organiser une société qui distribue des sommes immenses — il suffit de penser aux RMI, aux assurances diverses, aux bourses, aux rentes, aux retraites, aux sinécures, etc. — tout en faisant semblant que rien dans sa structure n’a changé depuis le milieu du XIXe siècle, alors que tout a changé, tout s’est modifié, tout bouge, même les salaires des patrons.

Cela supposera de longues discussions sur l’organisation nouvelle des rapports sociaux, sur le type de revenu garanti que la société pourrait assurer à ses membres en dehors du rapport de salaire.

Les théories à ce sujet ne manquent pas, mais elles sont toujours cantonnées dans une marginalité stérile, elles ne font pas débat. Voici par exemple, quelques pistes saisies au hasard sur le net : les positions de certains Verts européens. Ou celles de Yann Moulier-Boutang, animateur de la Revue Multitude. Ou encore la réflexion d’un prof d’économie, Yoland Bresson.

Toutefois, de la théorie à la pratique, il y a un pas difficile à franchir, que seul un mouvement social puissant peut accélérer.

Le plus difficile sera probablement de se départir de l’idéologie du travail (lire: travail salarié) diffusée depuis des siècles par le christianisme et amplifiée dès le XIXe par le libéralisme.

Mais pourquoi douter qu’une fois admis que le chômage, loin d’être un accident conjoncturel, est notre avenir, des sociétés qui en quelques années se sont remises en question sur les mœurs et la sexualité ne pourraient le faire sur le travail salarié?

S’il est un domaine dans lequel la France a toujours su montrer l’exemple, c’est bien celui des idées. La crise qui couve permettra peut-être d’en dégager de nouvelles. Mais pour cela, il faut qu’elle sorte du cercle vicieux qui l’a amenée à plomber l’Union européenne, à vibrer pour des revendications rétrogrades, à cultiver un ego toujours surdimensionné par un passé impérialiste encore omniprésent.

J’ai eu beau scruter les calicots des manifestants ces jours derniers, je n’y ai pas vu trace d’un signe de sympathie pour les Irakiens, qui eux ont de solides raisons pour s’angoisser.

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