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Menaces sur la treizième année

Les élèves genevois, fribourgeois et valaisans passent à l’école une année de plus que les autres Romands. Un particularisme qui coûte des millions, sans pour autant améliorer la qualité de la formation. A quand le changement?

Pour obtenir son bac, un enfant de Versoix passe une année de plus sur les bancs que son camarade de Nyon, à une dizaine de kilomètres de là. Allez donc expliquer à un étranger qu’il faut treize ans dans les cantons de Genève, de Fribourg et du Valais, contre douze dans les autres cantons romands, pour obtenir la même maturité.

«Il n’y a aucune explication logique à cette différence», constate Xavier Comtesse, directeur d’Avenir Suisse. Alors pourquoi ne pas ramener la formation à douze ans dans tous les cantons? Pour le directeur romand du think tank économique, «c’est une réforme à zéro franc, et qui peut rapporter gros!»

En effet, l’année supplémentaire coûte cher: «Entre 25 et 40 millions de francs à Genève», estime Pierre Weiss. Le chef du groupe libéral au Parlement genevois s’apprête d’ailleurs à déposer un projet de loi cantonal pour exiger la suppression de la treizième année, car «on ne peut pas continuer de retarder l’arrivée des jeunes sur le marché du travail». Sa proposition est simple: diminuer la durée du secondaire supérieur de quatre à trois ans.

Le peuple suisse devra d’ailleurs se prononcer en mai prochain sur un article constitutionnel qui vise à uniformiser les programmes scolaires. Le seul raccourcissement à douze ans permettrait de réaliser des économies substantielles: selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), la formation secondaire supérieure d’un étudiant coûte 45’000 francs dans le canton de Vaud, contre 59’000 en Valais, 60’000 à Genève et même 69’000 à Fribourg.

«Sans oublier les frais supplémentaires pour les parents qui doivent subvenir aux besoins de l’élève pendant une année de plus», relève Christine Schwaab, directrice du Gymnase de Burier, à La Tour-de-Peilz. Cette dernière connaît bien le problème, puisque de nombreux Valaisans et Fribourgeois se déplacent jusque dans son collège pour raccourcir la durée de leurs études.

Aux frontières cantonales, la situation prend des airs burlesques. Ainsi le Gymnase de la Broye, ouvert en 2005, accueille des élèves vaudois et fribourgeois, mais pas aux mêmes conditions. Les Vaudois entrent directement en deuxième année, alors que les Fribourgeois doivent suivre les quatre années de formation. Pourtant, les deux groupes ont eu neuf ans d’école auparavant. «C’est que les programmes vaudois sont plus denses», explique Christine Schwaab.

Ce qui sous-entend que la scolarité est non seulement moins chère, mais aussi meilleure — car plus efficace — dans les cantons qui ne la font durer que douze ans. Mais n’allez pas dire ça à un enseignant genevois! «Chaque canton trouve les solutions qui lui conviennent, bougonne Olivier Baud, président de la Société pédagogique genevoise. De plus, les élèves qui sortent de l’école ne trouvent de toute façon pas de travail, alors autant qu’ils y restent un peu plus longtemps!»

«A Genève, les études sont plus complètes qu’ailleurs», argumente pour sa part Guy Mettan, chef du groupe PDC genevois au Grand Conseil, qui semble avoir oublié les résultats catastrophiques du canton à l’étude Pisa. Frédéric Wittwer, secrétaire général du DIP genevois, ajoute: «Notre taux de réussite de la maturité gymnasiale est le plus élevé de Suisse. Nous misons sur une formation plus approfondie, en adéquation avec les exigences du marché de l’emploi genevois.»

Mais pour Jean-François Steiert, président des secrétaires généraux de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), l’argument de la qualité ne tient pas: «Les cantons alémaniques qui ont une scolarité sur treize ans ont aussi parmi les plus mauvais taux de réussite du pays. On ne peut donc pas faire de corrélation entre le nombre de baccalauréats délivrés et la durée des études.»

Au bout de la chaîne, on ne dit pas autre chose: les universités ne constatent pas de différence de capacité entre étudiants des différents cantons. «Je ne pense pas que la durée des études préuniversitaires soit un critère déterminant», résume Claude Roulin, chef du service d’orientation de l’Université de Lausanne.

A Fribourg, d’autres arguments ont été mis en avant pour maintenir la plus longue durée des études lorsque le Grand Conseil avait, suite à une motion, planché sur la question en 2004. Sa conclusion: les études en douze ans favorisent le «bachotage», c’est-à-dire une approche minimaliste, concentrée sur la réussite de l’examen, et qui prive les élèves de l’accès à certaines disciplines non essentielles au passage de la maturité, comme la philosophie ou les sciences de la religion.

Pour Pierre Weiss, ce ne sont toutefois pas la qualité et la richesse de l’enseignement qui expliquent le maintien du statu quo, mais la peur du conflit social avec le corps enseignant. «L’incapacité de réforme est à mettre sur le compte des intérêts corporatistes qui minent la Cité de Calvin», dit-il.

Jean-François Steiert est du même avis: «La perspective de supprimer un quart des emplois dans le secondaire supérieur génère une force de résistance de très grande intensité.» Car si la Société pédagogique genevoise peut concevoir de réduire d’un an le nombre d’années au collège (appelé «gymnase» ou «lycée» dans d’autres cantons), elle précise dans la foulée sa condition: «Pour autant que l’on ajoute une année au (prégymnasial) cycle d’orientation!»

Et le corps enseignant sait aussi comment défendre ses intérêts lors des votations populaires. Ainsi, en Valais, le projet Education 2000, qui prévoyait le passage à douze ans de scolarité, a été refusé à plus de 73% par le peuple en 1998. «C’est un dossier très sensible encore aujourd’hui. On se sert du label « qualité valaisanne », confirmé par Pisa, comme argument pour bloquer le changement», note Claude Roch, chef du Département valaisan de l’éducation. Selon un calcul brut, la réforme permettrait toutefois au canton d’économiser quelque 10 millions de francs par an.

Les réflexions ont repris. «Nous avons mis en route un chantier de réorganisation du cycle d’orientation, sur demande du Grand Conseil valaisan, qui pourrait affecter la durée de la scolarité», poursuit Claude Roch. Volonté d’anticiper le scrutin national du 21 mai prochain? Car si les nouveaux articles constitutionnels passent la rampe, les cantons devront s’entendre sur une durée commune des études, faute de quoi la Confédération interviendra pour l’imposer.

La Conférence des directeurs de l’instruction publique (CDIP) étudie ces jours les modalités d’un concordat, intitulé Harmos, qui réglera les détails d’application des articles constitutionnels en question. Tout porte à croire que les cantons qui appliquent treize ans de scolarité devront s’adapter à la baisse sous l’impulsion de ce processus d’harmonisation. D’ailleurs, Frédéric Wittwer, du DIP genevois, anticipe ouvertement une réorganisation du cursus scolaire pour le rendre plus rapide. Les jours de la 13e année sont donc, si l’on peut dire, comptés.

Souhaitant sans doute apaiser les esprits après les avoir échauffés, Pierre Weiss note que certains des enseignants mis sur la touche par la suppression de la 13e année d’étude pourraient être réaffectés au prégymnasial. «Ils ne seraient pas de trop pour renforcer la formation de base déficiente révélée par l’étude Pisa», glisse-t-il non sans malice. Comme naguère à Zurich, les gages donnés aux enseignants pourraient se révéler déterminants.

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Les Alémaniques ont pris de l’avance
Si Genève, Fribourg et le Valais résistent encore au changement, les cantons alémaniques ont été plus rapides à réagir. Anticipant l’entrée en vigueur des nouveaux articles constitutionnels, en discussion depuis huit ans, plusieurs d’entre eux ont adapté la durée de leur scolarité vers le bas aux alentours de l’an 2000. Au total, vingt cantons et demi-cantons ont déjà franchi le pas.

Zurich est ainsi passé de douze années et demie à douze, en 1998. La réforme a permis d’économiser entre 9 et 12 millions de francs. Des résistances de la part des enseignants ont été désamorcées par la mise en place de mesures ciblées telles que la possibilité de prendre une retraite anticipée, indique-t-on au Département de l’instruction publique zurichois.

En Argovie, le processus de réforme est actuellement en cours. Aujourd’hui, outre-Sarine, seuls quelques cantons ruraux, tel celui des Grisons, conservent encore un système en treize ans.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 9 février 2006.