KAPITAL

L’aldisation de la Suisse

Alors que le distributeur Aldi confirme son projet romand, son concurrent Lidl prépare son arrivée. L’ensemble du secteur s’est réorganisé, avec des conséquences importantes, et pas uniquement sur les prix.

Depuis peu, le célèbre jambon espagnol Pata Negra est vendu à la Migros. Quelques tranches à 123 francs le kg dans un bel emballage, cela n’a pas grand-chose à voir avec le jambon à l’os Aldi à 1,49 francs les 100 grammes. On est loin du «hard discount»! Pourtant, l’arrivée de telles denrées de luxe à la Migros représente une conséquence indirecte de la guerre de la grande distribution qui a atteint la Suisse.

«Ces produits, baptisés « Sélection », s’inscrivent dans notre stratégie d’élargissement de la gamme, explique Monika Weibel, porte-parole de Migros. Nous allons poursuivre ce processus, avec de plus en plus de produits M-Budget, mais aussi de denrées « premium ». Dans ce choix extrêmement diversifié sous un même toit se trouve notre réponse à l’arrivée du hard-discount.»

Ce qui ne signifie pas que la guerre des prix sera évitée. Car «l’Aldisation» du pays est en marche (le néologisme «Aldisierung» a d’ailleurs été élu «expression de l’année» par la presse alémanique). «Il s’agit d’un phénomène profond d’évolution de la mentalité suisse, explique Eva-Maria Bauder, porte-parole de Denner. Les clients deviennent beaucoup plus sensibles aux prix car ils ont vu que malgré ce qu’on leur disait depuis longtemps, le prix n’est pas toujours lié à la qualité. Parfois, il suffit d’aller ailleurs pour trouver le même produit à un meilleur tarif. C’est le principe de Media Markt, et dans une certaine mesure des discounters dans l’alimentation. Les mélanges culturels accentuent cette évolution car les étrangers comparent davantage.»

Du coup, les distributeurs ont dû redéfinir leur positionnement. «Chez Denner, nous avons augmenté le nombre d’articles et amélioré le design des magasins. Nous sommes un « discounter », mais pas « hard »: nous proposons un assortiment plus large, plus joliment présenté que chez Aldi. Ce repositionnement a été entamé en 2001.»

De fait, les distributeurs suisses se préparent depuis longtemps à la bataille des prix. «On y travaille depuis 1999, sourit Karl Weisskopf, porte-parole de la Coop. Nous avons réfléchi sur nos faiblesses, pas seulement par rapport aux discounters. Nous avons lancé la ligne « Prix Garantie », initié la vente de produits en ligne, et modifié notre logistique pour devenir plus compétitifs. L’assortiment et la proximité restent nos grandes forces: le moindre petit centre Coop Pronto de 200 m2 dans une station-service propose 2300 articles.»

Chez Aldi, on ne «change pas une équipe qui gagne», et on applique donc la recette bulldozer qui a fait le succès de la marque en Allemagne et dans les pays de l’Est. «Tous semblables, nos magasins proposent 700 produits sur 900 m2 et deux offres spéciales par semaine, répète Sven Bradke, porte-parole. A part le café que nous fabriquons nous-mêmes, tous les produits sont rachetés à d’autres fabricants et vendus sous notre marque à des prix très bas.»

Pour l’instant, Aldi a ouvert huit magasins en Suisse alémanique et ne donne pas trop de détails sur ses projets à part que «l’expansion continuera en 2006». Un centre logistique sera installé à Bulle afin de desservir l’ensemble de la Suisse romande. «Nous cherchons des locaux et devrions ouvrir notre premier point de vente en Suisse romande en 2006», avance Sven Bradke. A Morges, où le groupe pensait ouvrir son premier magasin romand, Aldi s’est heurté à une quarantaine d’oppositions, à cause de l’augmentation du trafic. D’autres pistes sont explorées notamment en Valais et à Bussigny.

L’arrivée de Lidl, l’autre hard-discounter allemand, reste probable en 2006. L’entreprise ne répond pour l’instant à la presse que par des e-mails signés «La direction»: «Nous vous confirmons que nous prévoyons d’établir Lidl dans toute la Suisse, dit l’un des messages électroniques. Néanmoins, nous restons discrets sur la stratégie de notre société, pour des raisons concurrentielles».

On ne sait pas quand, mais Lidl arrive, et les prix baisseront encore. «Actuellement, M-Budget réunit 350 articles dans tous les secteurs, de l’alimentation à la literie, dit Monika Weibel de Migros. Le nombre de produits à prix plancher augmentera considérablement pour atteindre 600 articles M-Budget dans le futur.»

Les géants de la distribution baissent donc les prix, tout en s’appuyant sur la tradition de consommation du pays. «Il faut relativiser le succès des hard- discounters en Europe, dit Karl Weisskopf de la Coop. En Allemagne, il y a peu de supermarchés et il n’y a pas la même tradition de qualité, de service et de proximité qu’en Suisse où l’on trouve des centres commerciaux en pleine ville. Et dans les pays de l’Est, on oublie qu’avant l’arrivée des chaînes allemandes, il n’y avait rien d’autre que la pénurie! Les hard-discounters répondent à un segment de marché particulier, qui ne se développe pas de la même manière partout.»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 29 décembre 2005.