Il y a dans l’histoire des moments privilégiés dont la rareté fait le prix. Comme une belle éclipse de soleil, ou mieux encore, le passage de la comète de Haley. C’est quand la trajectoire de deux puissances se croisent en sens inverse.
Nos ancêtres ont dû vivre quelque chose du genre au tournant du XIXe siècle quand, affirmant leur aspiration à dominer le monde, les Etats-Unis commencèrent à intervenir un peu partout, ouvertement ou en secret, afin, notamment, de battre en brèche l’hégémonie britannique.
Un phénomène assez semblable est en train de se produire sous nos yeux avec la montée en puissance de la Chine. Certes, la Chine n’en est pas à son coup d’essai, elle qui a derrière ses épaules une histoire vieille de quatre millénaires. A comparer aux quatre siècles étasuniens. Mais jamais jusqu’à maintenant elle n’a eu l’occasion de s’immiscer dans le vaste concert des nations. Ses moments de grandeur passés furent régionaux si tant est que l’on puisse parler de «région» pour l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud-Est réunis.
Mettons que la globalisation et ses conséquences, notamment l’adhésion de la Chine à l’OMC, ont propulsé l’empire céleste sur le devant de la scène au moment où l’amorce du déclin américain paraît enclenchée et le déclin lui-même inéluctable. Ce qui ne veut pas dire que ses effets s’en fassent pleinement sentir dès demain, ni même après-demain. Nous sommes là perchés sur une échelle historique.
De même, si l’ascension de la Chine semble en bonne voie, cela n’implique pas une croissance régulière à un rythme aussi soutenu que celui de 9 à 10% reconnu pour 2005 et prévu pour 2006. Le colosse, c’est bien connu, a des pieds d’argile. Mais pour le moment, cela marche, malgré les tensions, les révoltes, les émeutes.
L’AFP signalait il y a quelques jours que les manifestations de mécontentement, provoquées par la montée des inégalités, la corruption, les saisies de terres dans les campagnes ou les conflits salariaux dans les villes, se sont multipliées.
Selon les chiffres officiels, il y aurait eu 74’000 révoltes et autres «incidents impliquant des masses» en 2004, tant dans les campagnes que dans les villes, contre 10’000 dix ans plus tôt — ce qui, soit dit en passant, était déjà impressionnant si l’on pense au contrôle policier exercé sur les populations.
A la détresse des masses fait écho la corruption des cadres. Pour les 9 premiers mois de 2005, les autorités reconnaissent la perte sèche de quelque 30 milliards de dollars qui ont disparu dans les poches des cadres, des bureaucrates et intermédiaires en tous genre. Ce n’est pas rien: la somme équivaut au budget de la défense et est à peine supérieur à celui de la recherche. En réalité, la corruption coûte beaucoup plus cher, probablement le double de la somme avouée selon les statisticiens européens.
L’autre point faible, celui qui doit hanter les nuits du groupe dirigeant, est la fragilité de l’édifice hiérarchique dont la reproduction tient plus de la parthénogenèse que de la cooptation. L’absence de fécondation rend les bureaucrates chinois allergiques à toute autre fonction que celle de leur simple survie.
Ils l’admettent d’ailleurs avec une naïveté réjouissante: lors d’une vaste enquête sur les cadres lancée en 2004 par le Parti communiste, 67% d’entre eux reconnaissaient ne pas comprendre grand chose à l’économie de marché.
Si l’on met ce chiffre en parallèle avec le fait que l’énergie brûlée par la croissance vient à 68% du charbon, on a deux pôles de réflexion très intéressants sur la modernité chinoise.
«Eppure gira!» aurait dit Galilée. Non seulement elle tourne, mais elle tient ensemble pas loin d’un milliard et demi d’habitants.
Si le pari du Politburo réussit, verra-t-on une dictature communiste prendre pacifiquement la tête du capitalisme mondial? Personnellement, je ne miserais pas sur un tel défi, mais il n’est pas interdit de rêver. Surtout si l’on habite Pékin, Shanghai ou Canton plutôt que les campagnes profondes.