Comme les géraniums aux fenêtres, la facture de Swisscom est profondément enracinée dans la culture suisse. Certains vont même jusqu’à la considérer comme une pièce du patrimoine national, alors que l’évolution technologique a déjà largement entamé ce monopole commercial déguisé en tradition.
Le processus est engagé: depuis quelques mois, plus de la moitié des ménages suisses peuvent téléphoner par l’intermédiaire du téléréseau et se passer ainsi complètement de leur coûteux raccordement téléphonique. Un changement fondamental sur le marché des communications. Le géant Cablecom, qui distribue les programmes de TV à la moitié des trois millions de foyers suisses, peut ainsi réaliser ce que l’on appelle le «triple play», soit un boîtier unique qui rassemble la télévision, le téléphone et l’internet à haut débit. Une offre qui le place d’emblée comme le principal rival de l’opérateur national.
Et tandis que Swisscom se démène dans son écheveau d’actionnaires privés et public, les stratèges de Cablecom préparent déjà le coup suivant: selon les informations recueillies par L’Hebdo, ils offriront bientôt le «quadruple play», avec en plus une offre de téléphonie mobile en partenariat avec Sunrise. «Nous deviendrons pionnier du « quadruple play » sur le marché suisse et européen dès 2006, se réjouit Stephan Howeg, porte-parole de Cablecom. Nous proposerons des abonnements pour le mobile, puis une offre groupée qui permettra de relier tous les services téléphoniques, télévisés et internet à une seule facture, avec des rabais combinés.»
Malgré un nom qui ne le prédestinait pas à la téléphonie mobile, Cablecom s’apprête donc à entrer sur ce marché très concurrentiel en tant que revendeur de services. Il n’aura dès lors plus rien à envier à son concurrent Swisscom. Mieux: il pourra se profiler comme un fournisseur unique.
Un excellent «move» selon les analystes, qui considèrent comme indispensable le regroupement des offres («bundling»). Car les consommateurs prennent de nouvelles habitudes: ils regardent la télévision sur leur ordinateur de bureau, voire sur leur mobile, ils se téléphonent via l’internet, etc. «Un opérateur devient plus fort s’il peut offrir davantage de services: télévision, téléphone fixe, mobile, internet, car il peut ainsi fidéliser davantage sa clientèle et augmenter les synergies», confirme Florence Le Borgne, consultante, responsable du pôle médias de l’Institut de l’audiovisuel et des télécommunications en Europe (Idate).
Face à ces assauts de son principal concurrent, Swisscom n’a pas le choix. Il est contraint d’investir massivement dans la télévision, pièce manquante de son édifice. Son service de TV ADSL – une technologie qui consiste à transmettre des programmes télévisés par le câble du téléphone – est «annoncé pour 2006». «Nous sommes prudents sur la date exacte car nous avons déjà dû repousser le lancement qui devait avoir lieu cet automne, reconnaît Christian Neuhaus, porte-parole de Swisscom. Ce qui est clair, c’est que nous offrirons davantage que Cablecom, à un prix plus avantageux.» Traduction: plus de 130 chaînes pour moins de 25 francs par mois.
Inertie et câblage
Mais la bataille s’annonce difficile. «Le potentiel de la TV ADSL est moins important dans les pays fortement câblés comme la Suisse ou l’Allemagne, observe l’analyste Florence Le Borgne. Si ce service connaît un immense succès en France, c’est parce que le téléréseau y est peu développé.»
Swisscom est bien placé pour connaître l’inertie du marché suisse. Avec sa trentaine de chaînes sur le câble analogique, l’usager s’estime globalement satisfait et ne voit pas pourquoi il dépenserait 25 francs supplémentaires pour passer à 160 chaînes. «Nous réalisons qu’il faudra plusieurs années pour que le marché se développe», admet Christian Neuhaus, de Swisscom.
L’autre problème pour l’opérateur national vient de la conception des logements suisses: la prise téléphone, sur laquelle se branche le boîtier de la TV ADSL, se trouve généralement dans le hall d’entrée, et non pas dans le salon, ce qui ne facilite pas la connexion avec le téléviseur. «Pour contourner cet obstacle, nous offrirons gratuitement le câblage chez les nouveaux abonnés, promet Christian Neuhaus. Il faudra tirer un fil de la prise du télé- phone jusqu’au poste de télévision, car une connexion sans fil, genre wi-fi, ne garantit malheureusement pas un flux de données suffisant.» Tous ces soucis de l’opérateur national réjouissent évidemment Cablecom, dont le réseau physique aboutit directement dans le salon des abonnés.
Pour séduire les ménages, Swisscom compte beaucoup sur son offre de télévision à la demande. L’opérateur mettra à la disposition de ses clients un gigantesque catalogue de plusieurs milliers de titres, comme un vidéoclub. L’usager pourra choisir son film et, pour environ 7 francs, commencer à le regarder quelques secondes après la commande, et pendant toute la journée qui suit. Structurellement, Cablecom ne pourra jamais proposer un tel service. «C’est notre faiblesse, reconnaît Stephan Howeg, de Cablecom. Mais avant Noël de cette année, nous proposons déjà une alternative intéressante: un magnétoscope numérique qui permet d’enregistrer un film parmi une quarantaine de nouveautés du moment. L’usager pourra le télécharger puis le regarder quand il le désire.»
Swisscom mise aussi sur l’augmentation de la bande passante pour résister aux attaques de Cablecom. «Nous investissons entre 500 et 600 millions de francs par an dans le réseau fixe, détaille Christian Neuhaus. En 2006, une grande partie de ce montant sera consacrée au passage au système VDSL, qui succédera à l’ADSL avec des débits beaucoup plus importants, soit jusqu’à 30 Mbps sur le réseau téléphonique. Avec ce service, qui devrait être opérationnel courant 2007, nous pourrons proposer deux canaux simultanés de télévision en haute résolution à nos abonnés.»
Côté mobile, la télévision joue aussi un rôle grandissant. «La transmission en « broadcast » de programmes sur les téléphones UMTS est très attendue, explique Florence Le Borgne. Elle nécessite une adaptation des émetteurs, mais permet de réduire les coûts et de s’affranchir du paiement à la minute qui reste le frein principal de son développement. En Asie, elle connaît un très grand succès.»
Cette télévision interactive, qui permet notamment de commander des produits, de participer à des jeux ou d’obtenir des compléments d’information sur un athlète, est mieux adaptée au téléphone mobile qu’au foyer. «Car elle nécessite un usage individuel de la télécommande, ce qui est rare à la maison, explique l’analyste. Le côté individuel du téléphone se révèle particulièrement adapté à cet usage.» Un espoir pour Swisscom, ou ce qu’il en restera.
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo du 8 décembre 2005.