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Le monde et la presse, soixante ans après Nuremberg

En novembre 1945, le monde n’était chaotiquement pas très différent de celui d’aujourd’hui. La presse romande, en revanche…

«Le procès qui commence maintenant revêt un caractère particulier dans l’histoire du monde. Il est d’importance capitale pour des millions d’hommes qui le suivront.»

En ouvrant, il y a 60 ans, le 20 novembre 1945, le procès de Nuremberg, le juge britannique Sir Geoffrey Lawrence avait conscience d’entrer dans l’histoire.

Il n’avait pas tort: le procès de Nuremberg marque l’avènement mondial de la puissance américaine. Et l’affirmation de l’ordre juridique qu’elle entendait imposer. Une vingtaine de dignitaires nazis seulement furent jugés par cette cour de justice internationale formée de juges américains, soviétiques, britanniques et français. Après une longue année de débats, le verdict envoya neuf inculpés à la potence (ils furent pendus le 16 octobre 1946), en acquitta trois, dont le fameux banquier Schacht, et condamna les autres (Rudolf Hess…) à diverses peines de réclusion.

Pour tenter de comprendre le contexte historique dans lequel s’est déroulé ce procès, je suis allé aux archives me faire une petite revue de presse de ce lointain mois de novembre 1945 en choisissant trois quotidiens: un journal de droite, la Gazette de Lausanne, un centriste, la Tribune de Lausanne (ancêtre du Matin), et un quotidien de gauche, la défunte Voix Ouvrière, organe du Parti du travail (communiste).

La première chose qui frappe le lecteur est la diversité non seulement des points de vue mais aussi du traitement des sujets. La pensée unique ne sévit pas encore. Ainsi, la Gazette dont certains journalistes s’étaient lourdement compromis avec la fascisme donne très peu d’importance à Nuremberg et n’y envoie pas de correspondant. Elle parvient même à sauter le jour de l’ouverture et ne donne que quelques lignes d’agence sur la deuxième audience.

Il faut attendre plus d’une semaine pour qu’elle reprenne une longue dépêche explicative et distanciée: «Ce qui intéresse en premier lieu les Anglo-Saxons, ce n’est pas la condamnation des chefs du Troisième Reich. Pour eux, le procès a une raison plus élevée. Ils entendent créer un précédent qui liera l’avenir pour toujours.»

La Voix Ouvrière se fait elle carrément la porte-parole de Moscou. Les articles sur le procès viennent de la centrale moscovite qui abreuve la presse communiste mondiale. Il s’agit évidemment du procès de bêtes humaines qu’il faut exterminer au plus vite pour les empêcher de nuire. En réalité, les préoccupations de la VO sont électorales: en cette fin novembre 45 ont lieu les élections communales vaudoises. Le POP va triompher à Lausanne avec près de 33% des voix pour une participation de 70% (!).

La Tribune de Lausanne était à l’époque un journal d’information. C’est le seul quotidien qui couvre vraiment le procès de Nuremberg et en donne des échos diversifiés. Le jour de l’ouverture, la der est entièrement consacrée à l’événement et un commentaire maison précise:

«C’est contre le dogme de l’irresponsabilité qu’est dirigé le procès de Nuremberg. Vingt des plus hauts dignitaires du nazisme comparaissent devant un tribunal international pour répondre du plus grave de tous les crimes: celui d’avoir tramé contre la paix du monde un complot qui a abouti à la plus terrible de toutes les guerres et au massacre de millions d’hommes, de femmes et d’enfants.»

Un article explique que les inculpés sont accusés de crimes contre l’humanité notamment en raison de la «destruction et mise en esclavage de populations civiles ainsi que des persécutions politiques, religieuses et raciales».

Un absent de marque dans cette page: le mot juif n’y figure pas! Six mois après la fin de la guerre et l’ouverture des camps de concentration, la spécificité du malheur juif n’apparaît pas encore. La guerre a fait des victimes, c’est tout.

La conscience de l’holocauste ne viendra que vingt ans plus tard, suite à la Guerre des six jours. La presse de 1945 parle tous les jours des Juifs, pas parce qu’ils ont été martyrisés, mais pour leur volonté de créer Israël. Comme le nom d’Israël n’existe pas encore, on parle quotidiennement d’actions terroristes en Palestine. Toutefois, les terroristes, à la différence d’aujourd’hui, sont les Juifs.

En ce lointain mois de novembre 1945, c’est la mauvaise conscience qui, par contre, pèse sur la Suisse. La Tribune du 17 novembre, sous le titre «La Suisse et les avoirs allemands», consacre deux grands articles à notre contentieux avec les Américains. Washington venait de faire savoir officiellement que la Suisse avait accepté que les nazis mettent à l’abri des capitaux dans ses banques, que pendant la guerre la Suisse avait acheté de l’or volé pour permettre aux nazis de disposer de devises et que, last but not least, la Suisse avait permis à l’Allemagne de renforcer son potentiel de guerre et de mettre à l’abri des moyens pour une guerre ultérieure.

Le commentaire rejette bien sûr en bloc ces odieuses accusations qui mettront cinquante ans pour revenir à la une de la presse mondiale.

Sur le sujet, la Voix Ouvrière donne des informations originales et mentionne quelques-unes des entreprises bancaires, chimiques ou électriques connues pour avoir travaillé avec les nazis.

La Gazette, qui n’aime pas les «Anglo-Saxons» comme elle dit, passe elle carrément à la contre-attaque et accuse la finance américaine d’avoir généreusement investi dans le Troisième Reich et ses industries chimiques de lui avoir communiqué des secrets de fabrication d’armes terrifiantes.

En somme, au sortir de la Deuxième guerre mondiale, le monde n’était chaotiquement pas très différent de celui dans lequel nous vivons. (Economiquement par contre, ce n’est pas comparable. Les gens avaient faim partout en Europe).

Il reste que la tenue du procès de Nuremberg, malgré la fiction de son unité quadripartite entre vainqueurs de Hitler, préfigurait la gestion unilatérale du monde que nous connaissons aujourd’hui, notamment avec les tribunaux internationaux.

Pour les juristes américains, il s’agissait alors moins de faire régner le droit que d’affirmer une ligne politique. C’est ce qui leur permet aujourd’hui de se mettre en marge du droit de la guerre et des accords de Genève en menant leur guerre au terrorisme avec des moyens inacceptables, tout en imposant aux cancres balkaniques ou africains des tribunaux internationaux dont on peut tout dire sauf qu’ils sont impartiaux. N’est-ce pas Madame Del Ponte?