Comme dans toutes les déprimes, il y a un moment où il faut toucher le fond pour, ensuite, avoir la force d’amorcer la remontée en surface. C’est peut-être ce qui se produit depuis une quinzaine de jours en France. Le recours à la métaphore psychologique ne doit rien au hasard: il faut être dans un état psychique lamentable pour recourir massivement à l’autodestruction.
Avant de pousser plus loin l’analyse, permettez-moi d’écarter d’emblée deux thèses qui me semblent particulièrement ridicules. La première, défendue par exemple par Ludovic Monnerat, expert militaire autoproclamé, dans les colonnes du Temps (8.11.2005) voudrait que l’on ait affaire à l’amorce d’une guerre civile européenne.
Ce monsieur partage avec l’extrême droite une vision paranoïaque de notre société. Animateur d’un site grotesquement militariste, il ose écrire dans le Temps: «La découverte d’une fabrique d’armes incendiaires à Evry et la circulation d’armes de guerre dans les cités indiquent en outre qu’une insurrection armée est dans le domaine du possible.»
Les armes incendiaires en question sont quelques dizaines de cocktails Molotov préparés par des gamins dans un local de police désaffecté d’Evry et n’ont rien à voir avec le napalm ou les bombes au phosphore qui arrosent les Irakiens.
Quant aux armes de guerre, le lieutenant colonel Monnerat de l’Etat-Major de notre armée ne donne ni les quantités, ni leur nature, ni ses sources. Quand je lis de telles incongruités, je suis heureux de savoir l’Europe en paix et notre Etat-Major contraint de se défouler sur petit écran, même s’il nous coûte trop cher pour ce qu’il fait.
Une autre thèse sur la crise actuelle est celle qui voudrait y voir une sorte de Mai 68. Le raisonnement est moins grossier que le précédent, mais tout aussi faux. Avec le recul, et compte tenu de la disparition du communisme historique par dissolution de l’empire soviétique et transformation de la Chine communiste en une dictature hypercapitaliste, Mai 68 apparaît comme la queue de la comète marxiste, une comète apparue au beau milieu du XIXe siècle (le Manifeste du parti communiste date de 1848) alors que le capitalisme industriel et impérialiste était en pleine croissance.
Mai 68 luttait pour un avenir radieux. Les révoltés d’aujourd’hui n’ont, eux, pas de futur. Mai 68 fut un mouvement très limité au cœur bourgeois et riant de quelques villes. Les révoltés d’aujourd’hui sont ghettoïsés dans d’infâmes banlieues. Mai 68 avait été une foire d’empoigne de jeunes bourgeois cultivés déclinant à l’infini toutes sortes d’ismes: trotskisme (dans une demi-douzaine de versions), maoïsme (idem), ouvriérisme, situationnisme, conseillisme, anarchisme, etc.
Mouvement à l’ancienne, Mai 68 a tout de suite trouvé ses leaders, Cohn-Bendit, Sauvageot, Geismar, etc. Mai 68 croulait sous les idéologies, les rêves et les espoirs les plus délirants; les «no future» des banlieues n’ont que leurs yeux pour pleurer et M6 pour oublier.
L’armée de journalistes qui a investi les banlieues n’arrive pas à trouver si ce n’est un chef, au moins un porte-parole! Pas une trombine à la télé! Pas un révolutionnaire (ou missionnaire) en mal de notoriété. Pis même: aucun journaliste n’est arrivé à repérer l’endroit «où cela se passe», à indiquer un lieu, un bistrot, une place, une salle de paroisse ou de mosquée. Rien.
Et pourtant j’ai sous les yeux la carte publiée par Le Monde (8.11.05). Sous le titre «les principales (lisez bien: les principales) villes touchées par les violences», j’en dénombre 42 dans la région parisienne et 34 en province. Cela fait au total 76 banlieues touchées par la révolte des jeunes en quelques jours. Et pour faire quoi? Incendier les bagnoles des parents, les poubelles, les écoles, les salles municipales, etc. Il s’agit en somme de faire cramer les banlieues.
Un tel désespoir ne peut venir que de jeunes sans foi ni loi, sans feu ni lieu. Ces mots sont très anciens: la foi, la loi, le feu (foyer), le lieu garantissaient l’ordre médiéval. Banlieue, aussi, où l’on envoyait au moyen âge les gens que l’on ne supportait plus dans les faubourgs.
En tournant ces mots dans mon esprit, je me suis soudain souvenu d’un livre qui marqua ma jeunesse, «Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne» (Fayard, 1966) dont l’auteur Eric J. Hobsbawn est devenu par la suite un des grands noms de l’histoire contemporaine. Le hasard fait qu’âgé de 88 ans, il publie ces jours-ci son autobiographie, «Franc-tireur», chez Ramsay.
Dans «Les primitifs», Hobsbawn traite de tous les laissés-pour-compte de l’industrialisation de l’Europe après la formidable impulsion donnée par la Révolution française. La majeure partie des mouvements analysés concerne des ligues paysannes («fasci» siciliens, makhnovtchina ukrainienne, anarchistes andalous, etc.) victimes de la transition industrielle.
Ces mouvements sont primitifs dans la mesure où attachés au passé, raisonnant en termes archaïsants en politique et en religion, ils sont ballottés entre deux mondes sans les comprendre. Ils dérivent dans des révoltes sans lendemain ou dans le banditisme social. Ils se situent à la jonction de deux cycles historiques, mais en étant placés au mauvais endroit.
Dans un chapitre intitulé «La foule urbaine et ses émeutes», Hobsbawn analyse la structuration en classe sociale de ce que l’on appelait sous l’Ancien Régime le «petit peuple», ce mélange d’artisans, de petits propriétaires, de misérables difficiles à placer dans des catégories définies en s’attardant sur un exemple, l’évolution de la population de Naples. Il n’est pas dans mon propos de m’attarder sur cette analyse, mais ce qui me semble intéressant c’est la dialectique entre la foule révoltée et anonyme, incapable de formuler des revendications sensées (ou pour le moins intelligibles) et la crème de la société, les riches, «ils», ceux qui peuvent tout.
A un certain point de son développement, Hobsbawn écrit: «Depuis la Révolution française et l’essor des mouvements socialistes, les pouvoirs publics sont devenus très sensibles aux rassemblements et aux désordres, particulièrement dans les grandes villes. Il en est résulté un accroissement des forces de police, même dans les pays les plus libéraux en matière de maintien de l’ordre. Ce n’est pas en Europe occidentale que le citoyen d’une grande ville peut espérer faire l’expérience d’une émeute de la foule pré-industrielle.»
Il y a cinquante ans, l’historien ne pouvait pas prévoir que l’on passerait si rapidement au stade suivant et qu’il pourrait assister aux flambées provoquées par le désespoir de la foule post-industrielle. Une foule de jeunes paumés que les Etats devront prendre en compte s’ils ne veulent pas que comme sous l’Ancien Régime, on rétablisse fortifications protectrices, portes d’entrée, guets et couvre-feu généralisé.
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P.S. «Pas de quartiers!» de Maurice Born, 310 pages, publié aux Editions d’en bas à Lausanne est en librairie depuis quelques jours. Intellectuel polyvalent, Born y rapporte son expérience d’animateur culturel pendant cinq ans dans la banlieue «sensible» de Montbéliard, monoculture de Peugeot. Au moment où les banlieues flambent son propos semble du plus haut intérêt:
- «Ainsi, dans ce chaos grandissant continue-t-on à s’illusionner en prétendant prévenir «des fractures, des déchirures sociales», alors que les failles sont béantes depuis longtemps et qu’elles ne font que s’étendre. Comment expliquer à ces gardiens de la pensée conforme et offusquée que la «montée du totalitarisme» est achevée depuis longtemps, qu’elle a eu lieu sous leurs yeux chaque fois étonnés, qu’elle a atteint le plateau de diffusion générale.»
Nous en reparlerons.