LATITUDES

L’amour suisse made in China

Depuis 1990, les unions d’hommes suisses avec des Chinoises ont triplé. Comment ces couples gèrent-ils les chocs culturels? Réponses en trois portraits.

Ying Wu habite depuis 20 ans en Suisse. Consultante en télécoms, cette charmante trentenaire parle presque sans accent et se sent intégrée. Mais «je n’arrive toujours pas à m’y faire complètement!, avoue-t-elle. Le plus dur, c’est l’individualisme. Ce n’est pas réellement un manque de générosité chez les Suisses, mais une distance entre les gens, probablement à cause de la faible densité de population. Ici, on vit dans des bulles, on se tient physiquement éloignés, on n’engage pas le dialogue facilement avec les autres.»

La critique revient souvent dans la bouche des Chinois de Suisse. Il suffit d’entrer dans un métro à Shanghai pour comprendre que la proximité physique n’effraie pas les Asiatiques, pas plus que l’intrusion dans l’espace privé: un Chinois lira le journal de son voisin par-dessus son épaule, puis le soulèvera pour lire la fin de l’article. Partout, on s’adresse la parole sans formule de politesse, souvent à voix haute, au point que les Occidentaux ont l’impression que les Chinois s’insultent tout le temps. «La communication est plus directe en Chine. Il est normal de s’adresser aux autres pour tout et rien, c’est une forme d’entraide, relève Tianning Ning, arrivée de Harbin en 1993. Ici, je me surprends à hésiter à appeler mon voisin, même si j’ai l’impression d’avoir laissé mon four allumé.»

Les couples sino-suisses doivent faire face à des chocs culturels, mais pas forcément là où on les attend. «Avoir autant de choix, ça complique horriblement la vie!», résume Norine Chen-Lüthy, en Suisse depuis 1996. «En Chine, quand ce n’est pas le gouvernement, ce sont les parents qui décident. Etudes, nombre d’enfants, style vestimentaire: il y a des marches à suivre, des codes, même si la situation change depuis ces dix dernières années. Je n’avais jamais rien décidé par moi-même, puis, ici, je devais sans cesse faire des choix: habiter en ville ou à la campagne, quelle voiture conduire, travailler ou pas, à quel pourcentage. J’en avais le vertige!»

La grande majorité des 4000 Chinois qui vivent en Suisse sont des femmes. C’est que, depuis 1990, les mariages de Suisses avec des Chinoises ont augmenté de 293%. «C’est dans la tradition chinoise que l’homme reste chez lui et que la femme aille s’installer dans la famille de son mari», explique Claudia Berger, une des rares Suissesses mariées à un Chinois. «En Chine, les femmes ont plus de peine que les hommes à trouver du travail, ajoute son époux Fei Wang. Alors elles vont chercher à l’étranger. La Chinoise mise tout sur l’ascension sociale de son mari. Elle est attirée par les Occidentaux et la promesse de réussite qu’ils véhiculent.»

Dans l’autre sens, les Suisses mariés à des Chinoises évoquent la douceur de leur regard, et celle de leur peau. Sûres de leur charme auprès des Occidentaux, les Chinoises susurrent d’ailleurs ce slogan aux expatriés de passage: «Once you go Asian, you never go Caucasian.»

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«Le système scolaire suisse est catastrophique»

Claudia Berger, 47 ans, chargée d’enseignement du chinois à l’université. Fei Wang, 43 ans, enseigne la calligraphie chinoise. Mariés en 1993, deux enfants.

«Ma passion pour l’Asie est venue vers 23 ans, par l’intermédiaire d’un voisin qui apprenait le chinois. Plus tard, je me suis souvenue qu’à l’âge de mes premiers émois, il y avait un beau Vietnamien qui me fascinait à l’arrêt de bus…» Neuchâteloise, Claudia Berger est partie deux ans en Chine en 1985 étudier à l’Université Nankai à Tianjin. Puis a poursuivi ses études de chinois à Genève. C’est lorsqu’elle retourne à Pékin pour un cours de perfectionnement, en 1992, qu’elle rencontre Fei Wang. «Il ne restait qu’une place dans l’amphithéâtre, à côté de lui.» Fei raconte: «Je la trouvais tellement belle, ce fut le coup de foudre. Pourtant, je n’avais pas d’intérêt particulier pour l’Europe, ni pour les Occidentales.»

Le couple passe un peu plus d’un an en Chine, décide de s’y marier, puis vient s’installer en Suisse où Claudia avait un poste universitaire. «C’est à Genève qu’on a commencé à découvrir les clivages culturels. Il ne supportait pas que je maintienne des relations amicales avec mes ex, une pratique courante ici, mais inimaginable en Chine. La communication posait aussi problème, pas forcément à cause de la langue, mais de la nécessité de contredire qu’ont les hommes chinois.»

Le couple fonde une famille à Genève, où Fei Wang monte une école de calligraphie. «En apprenant la langue, j’ai commencé à mieux apprécier la Suisse.» Fei Wang enseigne le chinois à ses filles, et retourne deux fois par an avec elles au pays, où il organise des voyages culturels avec ses étudiants. «Je suis préoccupé pour l’éducation de mes enfants, car je trouve le système scolaire suisse catastrophique: on laisse beaucoup trop de liberté, alors que les enfants ont besoin d’un cadre.»

Une position que Claudia juge surprotectrice: «Dans l’éducation chinoise, les parents décident tout et les enfants n’apprennent pas à devenir autonomes.»

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«Les femmes de Shanghai sont incroyablement fortes»

Norine Chen, 35 ans, assistante de direction chez Caterpillar. Cédric Lüthy, 33 ans, account manager chez Microsoft. Mariés en 1998, un enfant.

Dans le cadre de ses études à l’EPFZ, Cédric Lüthy effectue un stage à l’étranger. «J’étais fasciné par le dynamisme de la Chine. J’ai donc postulé pour passer six mois à Shanghai. J’y ai rencontré Norine, en 1995.» Coup de foudre, idylle.

A son retour, Cédric entame les démarches pour faire venir sa compagne. «Elle m’a écrit une lettre par jour pendant sept mois. J’ai emprunté 15 000 francs pour son visa.»

Norine suit des cours de français à l’Université de Neuchâtel: «Il fallait que je trouve un travail dans les plus brefs délais pour me sentir autonome.» Enchaînant les petits jobs, elle décroche un poste chez PriceWaterhouse à Genève, puis chez Caterpillar. «J’admire cette détermination, relève Cédric. Les femmes de Shanghai sont incroyablement fortes. Il faut sortir de ce cliché occidental qui dépeint les Asiatiques comme soumises. En Chine, les femmes conduisent des camions, sont présentes à tous les niveaux hiérarchiques. Ce sont des battantes.»

«Ce n’est que depuis très récemment que je me sens vraiment à la maison en Suisse», dit Norine. Le climat, l’alimentation, mais aussi la manière de vivre le couple, l’indépendance de chacun, ont posé problème. Cédric raconte: «Lorsque nous sortons, j’ai le contact facile, j’aime les rencontres. Norine préférerait que nous passions l’intégralité de la soirée ensemble.»

Il y a aussi ce qui rapproche: «Sa manière d’aimer est faite de petites attentions: le soir, Norine prépare ma brosse à dents avec du dentifrice. Et le matin, elle vient avec un jus d’orange frais… En Chine, l’amour s’exprime par des gestes à caractère symbolique, alors que moi, en occidental, j’ai tendance à montrer le mien en achetant des cadeaux.»

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«Ma belle-mère m’a appris à trier les déchets»

Isabel Xiao, 34 ans, gestionnaire de fortune à la BCV. Franck Weber, 38 ans, enseignant et chercheur en Chine contemporaine. Mariés en 1994, un enfant.

Franck est parti en Chine juste après les événements de 1989. «Une bourse universitaire avait été mise au concours et je m’intéressais à la transformation des pays socialistes. C’était l’occasion de mettre en pratique ce que j’avais étudié.» Il rencontre Isabel Xiao à l’Université du Peuple à Pékin. Elle raconte: «C’était en 1990, lors du bal de la journée internationale de la femme. On avait chacun reçu un billet.»

Deux ans plus tard, Franck revient en Suisse et organise la venue d’Isabel . «Je ne voulais pas me marier là-bas. Je connaissais son pays, mais elle n’était jamais sortie de Chine. C’était important pour moi qu’elle vive en Suisse un moment, qu’on regarde comment évoluait le couple, voir si elle pouvait s’intégrer et aimer la vie ici.»

Isabel postule à l’Université de Lausanne, prend des cours de français à Pékin, et rejoint son compagnon un an plus tard. «Ce n’était pas évident de s’intégrer, mais Franck m’a beaucoup aidée. En Chine, on parlait l’anglais, puis le chinois. En plus du français, il m’a conseillé d’apprendre tout de suite à conduire, chose inutile en Chine. On s’est mariés en 1994. Là, c’est sa famille qui m’a aidée. Ma belle-mère m’a appris les traditions alimentaires, et surtout à trier les déchets!» Isabel Xiao est encore surprise par l’individualisme de la société suisse: «Ici, à cause du niveau de vie, on n’a pas besoin des autres.»

Isabel Xiao commence ensuite des études d’économie à HEC. En matière d’intégration, la consécration est venue plus tard: «Je travaille dans l’asset Management à la BCV. Pour mon mari, c’est l’étape ultime de l’intégration: on ne pouvait pas trouver un job plus suisse!»