Que des enfants africains meurent de faim, que des foules asiatiques ou caraïbes soient balayées par des typhons, que les fleuves européens, trop bien canalisés, sortent de leurs lits dévastant des régions entières fait en quelque sorte partie de la vie de tous les jours.
Nous y sommes habitués. Les plus sensibles ou les plus généreux d’entre nous sortent alors leurs cartes de crédit, versent une obole rédemptrice en faveur des victimes et retournent à leurs occupations. Qui pense encore aux dizaines de milliers de morts du tsunami dévastateur du début de l’année?
Rien de tel avec ce qui s’est passé dans le sud des Etats-Unis.
Comme Tchernobyl, l’ouragan Katrina restera gravé dans la mémoire collective, quel que soit son bilan final — des experts viennent de redimensionner, vingt ans plus tard, le désastre nucléaire soviétique. Parce que dans les deux cas, une très grande puissance a montré un degré de désorganisation inouï, exposant aux yeux du monde entier son inefficacité, la faiblesse de ses structures administratives, une conception fascisante de son rapport avec les victimes innocentes de son incurie.
Le président Bush aura beau multiplier les sourires compassionnels télévisés et les annonces de plans d’aide financière, il n’arrivera pas à effacer quelques évidences accablantes pour la démocratie américaine, des évidences qui depuis dix jours qu’elles font la une des journaux télévisés, n’en finissent pas de surprendre la planète.
La première est la permanence sur le territoire américain de zones sous-développées auprès desquelles, pour rester en Europe, l’Albanie fait figure de pays de cocagne. On connaissait la pauvreté qui ronge les trottoirs des grandes métropoles, on avait oublié celle des campagnes déshéritées du sud.
Ce rappel brutal d’une telle inégalité de développement chez les maîtres du monde est stupéfiant. Il est d’autant plus stupéfiant que la télévision, quand elle est soudain contrainte de braquer ses projecteurs sur une face sombre de l’actualité, ménage de violents contrastes, passant par exemple de Bush descendant de son avion avec son chien dans les bras aux cadavres flottant dans les rues de la Nouvelle Orléans.
La seconde est le retour en force de la question noire. Depuis les concessions formelles (droit de vote, intégration scolaire, etc.) obtenues suite aux luttes pour les droits civiques (et aux nombreuses émeutes, Los Angeles, Chicago…) des années 1950-1960, la classe politique étasunienne a fait comme si la question était réglée.
On sait dorénavant qu’il n’en est rien, que la société américaine ne s’est pas débarrassée de sa déviance raciste et que le conflit bouronne toujours sous la cendre malgré les sourires hypocrites des Oncles Tom de service.
La troisième évidence est la militarisation de la société. Ce n’est pas franchement une nouvelle puisque toute la gestion politique de l’après 11 septembre 2001 s’est faite dans le sens de cette militarisation, que cela soit par l’augmentation effrénée des budgets militaires, par le développement du poids économique du complexe militaro-industriel, par l’adoption de lois remettant en cause certains droits fondamentaux (liberté d’expression, protection de la sphère privée) même pour les blancs «caucasiens». Et, bien sûr, l’invasion de l’Irak.
La militarisation d’une société donnée n’est jamais favorable au développement — ou même, plus simplement, à la conservation — de la démocratie. Qu’une société exerçant le leadership mondial envoie des dizaines de milliers de soldats ou de policiers quadriller les villes et régions frappées par une catastrophe naturelle afin d’y maintenir l’ordre plutôt que prêter assistance aux victimes montre que le fascisme a fait un grand pas en avant.
Reste à espérer qu’une réaction citoyenne saura bientôt débarrasser Washington de la sinistre équipe qui s’est emparée des leviers de commandement et du pouvoir.