Un refus très sec de la Constitution européenne prononcé par un électorat très mobilisé après une campagne référendaire animée. Voilà le résultat de la dernière chiraconnerie. Mais ce Monsieur ne démissionnera même pas!
Or sa responsabilité est totale. Jamais, en quarante ans de vie politique, Chirac n’a vraiment agi au plan européen. Jamais il n’a tenté de sortir de son pré carré éliséo-corrézien pour inscrire le pays qu’il a si longuement dirigé comme premier ministre ou comme président dans l’espace européen. On pourrait vitupérer pendant des heures, mais à quoi bon? Au fil de sa carrière, Chirac s’est toujours montré sous son jour le plus rural, celui du politicard, même pas du politicien. Bonapartiste il a été, bonapartiste il est resté: on ne saurait donc lui demander l’impossible.
La responsabilité de la gauche est par contre beaucoup plus importante. La social-démocratie fut, avec la démocratie-chrétienne et contre les gaullistes, fondatrice de la CECA, puis du MEC, puis de la Communauté européenne et enfin de l’Union. Son symbole? Jacques Delors, ce démocrate-chrétien inscrit au PS sur le tard.
Si Mitterrand sut avoir une certaine tenue européenne, ses lieutenants (énarques comme Chirac) sont eux aussi restés rivés aux horizons hexagonaux. Des Européens, Hollande, Jospin, Lang, Fabius, Strauss-Kahn et autre Delanoë? Que nenni, tout juste des provinciaux aux aspirations électoralistes, l’œil fixé sur leurs voitures de fonction et le décompte de leurs ouailles.
Pendant toute la décennie 1990, celle où l’Europe d’aujourd’hui s’est faite, où étaient-ils? En avez-vous vu un tenir un discours à Prague, à Varsovie ou à Sofia? Mais non! Ils préféraient Tulle, Sarcelles, Quimper ou Béthune. Tous alignés sur Chevènement, sans le dire bien sûr car ils ont encore un léger sens du ridicule. Tous viscéralement souverainistes car le fédéralisme fait toujours peur à ces jacobins impénitents.
De ce point de vue, Fabius a au moins eu le courage d’annoncer une couleur, même si rien dans son comportement ne permet de croire qu’il se soit positionné par idéal plus que par opportunisme.
Reste le fait — et Sarkozy, désormais en pole position pour 2007, le soulignait dès hier soir — que les Français ont infligé une sévère défaite aux appareils de la gauche et de la droite réunis, après avoir envoyé la gauche dans les cordes à la présidentielle de 2002 et piétiné la droite l’an dernier lors des régionales. Ce rejet du centrisme, cette polarisation sur les extrêmes est d’autant plus dangereuse qu’il a lieu en France, pays très soupe au lait connu pour la violence de ses révoltes quand subitement elles ne trouvent plus d’exutoire institutionnel.
Journalistes, hommes politiques et commentateurs s’accordent pour souligner l’aspect démocratique de la consultation française. Chacun admire l’irruption du citoyen sur la scène européenne. Je ne partage pas du tout cette opinion. La virulence d’un faux débat ne suffit pas à le rendre démocratique.
Une constitution est une barrière de papier censée canaliser les pulsions d’un peuple pour le maintenir en paix. Or, que je sache, ce sont des questions concrètes et fort peu constitutionnelles qui ont conduit les électeurs à voter non: chômage exponentiel, ultra-libéralisme, concurrence déloyale, délocalisations, baisse du niveau de vie, incertitude sur l’avenir, etc.
C’est justement là le piège de la démocratie directe. Manipulée par la propagande, les médias et les appareils, la masse fonce dans le mur la tête en avant. On risque de l’éprouver une énième fois en Suisse dimanche prochain avec le vote sur Schengen.
La démocratie indirecte couplée à la séparation des pouvoirs a été inventée par les révolutionnaires français de 1789 pour éviter ces dérapages. C’est aujourd’hui encore un de leurs grands titres de gloire.
La dernière fois que les Français ont pu se prononcer sur l’Europe, c’était lors du vote sur Maastricht qu’ils acceptèrent du bout des lèvres en 1992. En treize ans, la France et l’Europe ont changé en profondeur, mais sans que les dirigeants estiment nécessaire de consulter les populations concernées.
Ainsi, le passage à l’Europe des 25 n’a été ni expliqué, ni préparé, ni soumis au vote populaire. Or cette Europe-là fait peur non seulement aux Français qui l’ont dit hier, mais aussi aux Allemands et aux Italiens à qui on ne demandera pas leur avis. Des dirigeants médiocres — Blair, Chirac, Schröder, Berlusconi (et l’inénarrable Aznar que j’allais oublier !) — ont cru pouvoir élargir l’Union comme les Américains l’avaient fait avec l’OTAN.
C’était oublier qu’un élargissement de l’OTAN suppose la présence à l’Etat-major bruxellois de quelques gradés représentants les Etats concernés, la mise à disposition de contingents de soldats professionnels apprenant à marcher au pas comme ils le feraient chez eux et (le vrai nerf de la guerre!) la cession dans de bonnes conditions de bases bien placées servant au déploiement de l’armée américaine. Rien qui concerne vraiment les peuples, si l’on veut bien admettre qu’ils renoncent à leur souveraineté.
La mise en réseau d’Etats hétéroclites aux intérêts divergents soumis à des forces économiques concurrentes et souvent concurrentielles est une tout autre affaire. Ces gens-là ne sont pas habitués à marcher au pas.
Une politique économique, commerciale, culturelle, étrangère, militaire se discute, se planifie à l’avance, est soumise à l’approbation des peuples concernés. Or cette Europe qui n’a même été capable de prendre une initiative sérieuse pour, mettons, sauver les habitants de Sarajevo pendant le siège, a osé mettre la charrue avant les bœufs en intégrant dix nouveaux membres d’un coup, en acceptant pour 2007 la Roumanie et la Bulgarie, et vraisemblablement la Croatie l’année suivante, des pays en voie de développement, minés par la pauvreté et les mafias oligarchiques.
Et cela, comme si le continent était parcouru par des fleuves d’or, comme s’il était devenu un pays de cocagne alors que partout les théories de chômeurs font le pied de grue devant les agences de placement.
L’Union européenne ne va pas s’effondrer demain. Elle sera simplement un peu plus association de libre-échange et beaucoup moins fédération politique. Cela risque de durer. Le temps que les hommes politiques réalisent qu’il n’est plus possible de traiter les citoyens comme des demeurés en leur faisant croire que tout en détruisant (à juste titre, car la machine remplace enfin l’homme) des emplois par dizaines de milliers, il est néanmoins possible de revenir au plein emploi.
Sarkozy débitait ces fadaises dimanche soir à la télévision. Il faudra donc en tout cas attendre la génération suivante!
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Dans «Aux sources de l’esprit suisse», son dernier livre, Gérard Delaloye raconte l’évolution de la notion d’helvétisme, de Rousseau à Blocher.