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Le retrait de permis: un marché lucratif

«Nous sommes la casco complète du permis de conduire!» Laurent Monney, fondateur de Mobidrive, a trouvé le slogan qui résume l’activité de son entreprise. Victime lui-même de plusieurs retraits, pour excès de vitesse «et quelques autres bricoles», cet entrepreneur neuchâtelois a décidé de proposer un service original aux automobilistes punis.

Il se base sur une particularité du code de la route suisse permettant de prendre le volant même après un retrait de permis: c’est la licence de catégorie F, qui autorise la conduite d’un véhicule 4 roues bridé à 45 km/h, et que les contrevenants peuvent conserver dans la majorité des cas.

Le modèle économique de l’entreprise Mobidrive repose sur cette disposition particulière. Moyennant un abonnement annuel de 169 francs, le client se protège des effets d’un retrait de permis. Si une telle sanction lui est infligée, il peut continuer à rouler grâce à la Smart bridée à 45 km/h que Mobidrive met gratuitement à sa disposition pendant un mois.

«Et si le retrait dépasse un mois, nos clients peuvent conserver le véhicule pour 300 francs supplémentaires par mois, ce qui reste beaucoup plus avantageux qu’une location», précise Laurent Monney. Lancée au début de l’année à Marin (NE), Mobidrive compte déjà 4500 abonnés et emploie 8 personnes. Elle dispose d’une flotte de 75 véhicules et dessert l’ensemble du pays depuis une dizaine de centres régionaux.

Toujours prévoyants, les automobilistes suisses vont-ils désormais s’assurer contre un éventuel retrait de permis? Mobidrive y croit, et table sur 250 000 abonnés d’ici à deux ans, ce qui ferait bondir son chiffre d’affaires à 40 millions.

Le renforcement de la répression va dans son sens. A Genève, sur les quatre premiers mois de l’année, le nombre de retraits a augmenté de près de 20%, passant de 1501 (en 2004) à 1783. Les autres cantons ne communiquent pas encore de chiffres, mais au niveau national, les observateurs estiment que les retraits dépasseront les 100’000 cette année, contre 66’000 en 2004.

De quoi doper le marché du véhicule bridé. Enzo Stretti, fondateur d’Enzo Location, surfe sur la même vague. «J’ai été le premier à découvrir cette particularité du permis F en 2003, se souvient-il. A la base, mon entreprise ciblait les touristes avec des véhicules bon marché à disposition dans les hôtels. Aujourd’hui, je réalise 40% de mon chiffre d’affaires avec des Suisses à qui l’on a retiré le permis et qui me louent pour 600 francs par mois des Smart bridées.»

La nouvelle politique répressive a eu un effet direct sur l’activité de l’entreprise. «En particulier dans certains cantons comme le Valais, l’augmentation des locations est significative depuis le début de l’année», note Enzo Stretti.

Les effets se mesurent aussi sur les ventes de véhicules. Environ 20% des Smart vendues à Genève sont bridées à 45 km/h. «Cette proportion est en augmentation, constate Stéphane Borloz, directeur du Centre Smart de Genève. Suite à un retrait, de plus en plus de clients achètent un véhicule de catégorie F qu’ils débrident ensuite à la fin de la peine.» D’autres fabricants, comme Piaggio, Citroën ou Toyota, proposent désormais aussi des véhicules bridés, destinés essentiellement aux automobilistes punis.

«L’achat comme la location d’un nouveau véhicule restent des solutions coûteuses», constate Cecilia, mère de famille. Flashée à 84 km/h près de Jussy (GE), elle a écopé d’un retrait de six mois. «J’ai été considérée comme récidiviste car j’avais déjà eu un avertissement il y a plusieurs années. Le juge n’a rien voulu entendre de mes trois enfants et de mon travail à 100% dans un autre village de la périphérie genevoise. Aujourd’hui, pour me déplacer, je dois donc me faire conduire par des amis et collègues, mais ce n’est pas facile. Je pense louer une Smart bridée pendant un ou deux mois, en fin de peine.»

Suite à une interpellation du conseiller national zurichois Ruedi Aeschbacher, le Conseil fédéral devra se prononcer sur le maintien ou non du permis F tel qu’il existe.

Car n’est-ce pas contre-productif que de redonner le volant à un chauffard à qui on l’a précisément retiré pour des raisons préventives et punitives? «Le juge a le choix de demander ou non le retrait du permis F, et cela lui donne la possibilité d’exercer une certaine clémence, répond Jean-Marc Thévenaz, chef de la Sécurité routière au TCS. C’est en connaissance de cause qu’il décide parfois de laisser le conducteur rouler à 45 km/h. Il faut à tout prix éviter la situation que connaît la France, où l’on découvre que de plus en plus de conducteurs préfèrent rouler sans permis plutôt que de perdre leur emploi.»

Cecilia, elle, vient d’acheter une carriole deux places à fixer derrière son vélo pour amener ses enfants à l’école. «Et le voisin agriculteur m’a promis de me prêter son tracteur pour aller faire les courses. Je me réjouis déjà d’aller en ville pour l’essayer!»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 19 mai 2005.