En dopant son cahier éco, le quotidien genevois cible les annonceurs de son concurrent l’Agefi, avec lequel un procès est en cours.
«Notre concurrent le plus direct aujourd’hui, c’est l’Agefi, et il est donc logique que nous l’attaquions frontalement.» Jean-Jacques Roth, rédacteur en chef du Temps, explique ainsi le développement important de la rubrique économique dans la nouvelle formule de son journal, sortie le 13 avril.
Si la pagination globale du quotidien n’augmente pas, la partie économique y occupera plus de place: la nouvelle version propose désormais une page finance ainsi qu’une rubrique d’analyse quotidiennes, et plusieurs nouveaux rendez-vous, dont une section consacrée à la vie des PME. «Il y a des parts à prendre sur le marché des annonces économiques», constate le rédacteur en chef. Les résultats ne se sont d’ailleurs pas fait attendre: après avoir vu la nouvelle maquette, UBS a choisi de déplacer ses annonces pour les produits dérivés de l’Agefi vers Le Temps.
Côté lecteurs aussi, Le Temps pense avoir une carte à jouer contre son rival: «Nous voulons faire de notre journal un outil de navigation pour les professionnels. Complet mais plus concis, plus efficace que l’Agefi.» L’effectif a suivi: avec plus d’une quinzaine de journalistes, la rubrique économique a augmenté de cinq postes depuis que la réflexion sur la nouvelle formule a été engagée. En embauchant le rédacteur en chef de L’Agefi et son adjoint l’an dernier, Le Temps a fait d’une pierre deux coups: se renforcer, tout en affaiblissant son concurrent.
Alain Fabarez, directeur de l’Agefi, dénonce aujourd’hui encore «une stratégie organisée, qui s’est ensuite poursuivie dans une succession d’articles négatifs sur l’Agefi dans Le Temps et d’autres titres d’Edipresse». Au point qu’il a porté plainte pour concurrence déloyale. La première audience du procès a eu lieu à la fin mars. «Nous sommes complètement sereins car nous ne voyons toujours pas le problème», dit simplement Jean-Jacques Roth.
Le virage éco du Temps s’accompagne d’un relookage graphique de l’ensemble du journal. La maquette initiale, dessinée par la Franco-Québécoise Nathalie Baylaucq, n’avait été que très légèrement adaptée depuis le lancement du quotidien en 1998. Le Britannique Simon Esterson, à l’origine de la très élégante NZZ am Sonntag, a été choisi pour le design de la nouvelle formule.
Parmi les changements les plus visibles: le logo, qui apparaît beaucoup plus grand, et de nouvelles typographies élancées.
Dans le premier cahier, on trouve plusieurs nouveautés éditoriales dont, en page deux, un grand portrait. «Nous voulons sortir du casting habituel: parler d’un Romand, pas forcément connu, et de son projet, comme par exemple un scientifique qui gagne un prix», détaille le rédacteur en chef. La même réflexion s’applique pour la section sur les PME dans le cahier économique: «Nous ne voulons pas parler que des entreprises en crise ou qui annoncent des nouveautés, mais aussi des structures plus petites qui se développent dans l’ombre.»
L’autre axe important de la nouvelle formule consiste à renforcer l’image d’expertise du journal. «Nos lecteurs sont submergés d’informations et ils attendent une plus-value par rapport aux nouvelles qu’ils ont déjà entendues à la télé, à la radio ou lues sur internet. Notre nouvelle formule donne davantage de place à des articles d’experts, internes et externes à la rédaction.» Ainsi, la section «Eclairages», renforcée, présentera chaque jour un article de fond sur un thème lié à l’actualité sous la forme d’un grand reportage, d’une interview ou d’un texte d’analyse.
Une stratégie éditoriale qui vise à renforcer le lectorat haut de gamme, recherché par les annonceurs, au risque d’en perdre d’autres. «Je préfère encore moins de lecteurs plus profilés, au lieu d’un lectorat généraliste un peu mou», résume Jean-Jacques Roth.
Malgré une légère érosion de son tirage, le quotidien genevois se porte bien: le journal ne communique pas de détails, mais annonce qu’il a atteint les chiffres noirs en 2004, dans un marché pourtant difficile. «Le Temps prend le bon virage, constate Jean-Clément Texier, banquier spécialiste de la presse et représentant du groupe Le Monde au sein du quotidien genevois. Les journaux économiques élargissent beaucoup leur couverture: le Financial Times et Les Echos, par exemple, ont mis la mort du pape en une, ce qu’ils n’auraient pas fait avant. Par ailleurs, les quotidiens généralistes réalisent que l’économie et la globalisation prennent de plus en plus de place dans la vie des gens.»
L’entrée de Ringier, l’éditeur de L’Hebdo, dans le capital du Temps, en 2003, a permis au quotidien de bénéficier de nouvelles synergies, notamment l’encartage du magazine TV8 le samedi, en remplacement du coûteux supplément TéléTemps. L’association de Ringier et d’Edipresse, à parts égales dans le quotidien, semble donc porter ses fruits.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 14 avril 2005.
