Chaque année à l’approche du printemps, la Suisse est épinglée par l’étude comparative des services publics sur internet. Et chaque année, la piqûre est un peu plus humiliante. Car le pays n’en finit pas de reculer dans ce classement établi par les experts de Capgemini pour le compte de la Commission européenne. Leur verdict: les sites publics helvétiques sont parmi les moins efficaces d’Europe.
Immatriculer un véhicule, remplir sa feuille d’impôts, annoncer un changement d’adresse aux différents guichets de l’administration… Autant de transactions qui pourraient être effectuées en un clin d’oeil via internet, avec les avantages qu’on imagine: gain en productivité pour les fonctionnaires, gain de temps pour les citoyens et les entreprises, économies pour tout le monde. Pour autant que la cyberadministration soit à la hauteur.
La Suède, l’Autriche et le Royaume-Uni ont parfaitement négocié ce virage numérique et font aujourd’hui figure de modèles; leurs sites publics ne se contentent pas d’accumuler les informations mais permettent de remplir des formulaires, d’effectuer des transactions officielles et de payer via internet. De son côté, la Suisse continue à investir dans des sites à basse valeur ajoutée, ce qui la place chaque année en queue du classement.
On aurait pu imaginer que l’intégration des dix nouveaux pays européens, pour la première fois dans l’étude comparative, allait alléger l’humiliation helvétique. Or le rapport 2005, paru début mars, place la cyberadministration suisse à l’avant-dernier rang, loin derrière celles de l’Estonie, de la Slovénie et de la Lituanie… Sur 28 pays, seuls les Lettons font pire.
Comment expliquer une aussi piètre performance de la part d’une Suisse qui flatte autant sa réputation technologique que son image de démocratie exemplaire? «La raison principale est liée à l’organisation décentralisée du pays, explique le consultant de Capgemini Patrick Wauters, qui a réalisé l’étude comparative à Bruxelles. En Suisse, les services ne sont pas délivrés au niveau national, mais disséminés dans les cantons et communes.»
«Et comme le classement résulte d’une moyenne, «les mauvais cantons tirent l’ensemble du pays vers le bas», ajoute Jean-Jacques Didisheim, responsable du e-government au sein de l’Unité de stratégie informatique de la Confédération.
Il faut reconnaître que les administrations suisses sont plutôt douées pour classer leurs textes de loi sur des sites aux arborescences savantes. Le problème, c’est qu’elles s’en tiennent souvent là. Perdues dans l’organisation minutieuse des données, elles bichonnent des sites statiques jusqu’à l’absurde, en négligeant les services transactionnels — et en continuant d’exiger que les citoyens se déplacent physiquement au guichet. Les mêmes erreurs sont répétées dans chaque commune. Du coup, l’ensemble du pays reste bloqué à un niveau de cyberadministration préhistorique.
«Des initiatives ont été lancées pour permettre l’échange d’expériences entre les cantons, comme le site eVanti.ch, explique Jean-Jacques Didisheim. Mais il manque un soutien politique au plus haut niveau pour que le pays rattrape son retard.»
La structure fédérale ne suffit pas à expliquer les mauvaises performances de la Suisse. «La non-appartenance du pays à l’UE constitue également un facteur important, dit Patrick Wauters. Car les membres de l’Union participent à des groupes de travail qui leur permettent de progresser rapidement. Les dix nouveaux-venus ont pu aller beaucoup plus vite que les anciens Quinze».
L’Estonie a notamment développé une cyberadministration efficace, sans pour autant débloquer des budgets colossaux. Alors que la Suisse dépense sans compter. «Selon nos calculs, près de 400 millions de francs ont déjà été affectés aux sites des communes, des cantons et de la Confédération, annonce Xavier Comtesse, le directeur romand de Avenir Suisse. Le rapport prix-performance est lamentable!»
Véritable étendard de l’échec suisse en la matière, le site «ch.ch» géré par la Chancellerie fédérale a englouti à lui seul 18 millions de fonds publics depuis 2003 pour n’offrir, au final, qu’une plate-forme d’orientation vers les autres sites administratifs (comme Google, mais moins vite). Le détail du budget de ch.ch est particulièrement éloquent: selon la vice-chancelière Hanna Muralt-Mueller, «9,6 millions ont été affectés à la technique», dont 3,7 millions rien que pour l’hébergement, assuré par Swisscom. Même si elle l’avait voulu, la chancellerie n’aurait probablement pas trouvé plus cher. Après avoir porté le projet aux nues durant des années, Hanna Muralt-Mueller commence à admettre que tout n’est pas sensationnel («c’est une demi-réussite»).
Ces dernières semaines, pas moins de cinq interpellations parlementaires ont été déposées pour que le pays cesse de développer des sites publics sans valeur ajoutée. Le Conseiller national Paul Günter (PS/BE) a même comparé le e-government aux performances récentes de l’équipe suisse de ski… Une comparaison vexante pour les skieurs.
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L’étude comparative de la Commission européenne peut être téléchargée ici
La conférence publique «La cyberadministration en Suisse: quelle plus-value pour le service public» aura lieu le vendredi 29 avril 2005 à Genève.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 14 avril 2005.