L’Union veut son marché, sa main d’oeuvre corvéable, sa jeunesse, son économie déréglementée et ses prostituées belles comme le jour. Et qu’obtiendront les Roumains? Dans les rues de Bucarest, Gérard Delaloye s’interroge.
Le parlement européen vient de donner son feu vert à l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne; le traité d’adhésion sera signé le 25 avril prochain et entrera en vigueur le 1er janvier 2007. Dans moins de deux ans.
Si le lecteur veut bien me pardonner l’expression d’un sentiment personnel, je dois avouer que la nouvelle me donne un petit coup de blues. Un sentiment mitigé fait de joie (j’aime la Roumanie et suis content pour elle) sur un fond de tristesse (je suis un Suisse proeuropéen blochérisé) et – pourquoi le cacher? – d’envie.
Des sentiments partagés parce que je vis un peu à cheval sur les deux pays: j’écris ces lignes dans un appartement situé au cœur de Bucarest, dans une rue qui porte le nom d’Edgar Quinet en hommage à un historien français du XIXe siècle qui avait eu le bon goût d’épouser une écrivaine roumaine (qui, elle, n’a pas droit à sa rue!).
De ma fenêtre, je surplombe le Capsa, monument historique récemment restauré pour en faire un hôtel cinq étoiles d’un ennui mortel. Avant la Seconde Guerre mondiale, le Capsa fut le café littéraire le plus célèbre entre Vienne et Istanbul. A ma droite l’Université, à ma gauche l’imposant Cercle militaire. Construits au XIXe siècle, ces bâtiments rappellent que l’Etat roumain, comme la plupart de ses frères européens, y compris la Suisse, date de cette époque qui vit se cristalliser les aspirations nationales des peuples européens.
Par delà les toits, à deux ou trois cents mètres, flotte le drapeau dominant le Sénat, édifice qui fut naguère le siège du Comité central du Parti communiste d’où, un jour de décembre 1989 – il y a à peine quinze ans! – un Ceausescu ébahi aux yeux exorbités s’enfuyait en hélico pour aller à la rencontre d’une mort piteuse dans l’arrière-cour d’une caserne de province.
En bas, dans la rue, règne le chaos indescriptible d’une capitale mi-orientale avec sa foule bariolée toujours mouvante, le tintamarre agressif d’une circulation d’autant plus désordonnée qu’elle est dans la vigueur de sa prime jeunesse car ici la voiture de masse a moins de dix ans, la poussière tourbillonnante et sale d’une ville construite au milieu d’une plaine balayée par les vents. Et quand les vents se calment, que la poussière retombe, l’air s’imprègne d’une odeur trouble où les gaz d’échappement le disputent aux remugles d’égouts mal entretenus.
La nuit quand les klaxons finissent par se taire, les aboiements de chiens errants se répondent de loin en loin comme les jappements des coyotes dans les westerns de ma jeunesse. Ville contrastée, pays contradictoire où l’on trouve le pire et le meilleur. Mais pays prêt à rejoindre l’Union européenne?
La réponse dépend en réalité de la conception que l’on se fait de cette Europe. Pour ma part, j’aurais préféré une construction européenne fondée sur la mise en commun des acquis d’un certain nombre de pays avancés (économiquement, mais aussi politiquement, culturellement) autour du noyau dur constitué par les six signataires du Traité de Rome en 1957.
Il va de soi que la Suisse aurait dû y jouer politiquement un rôle important en raison de son expérience du fédéralisme. Autour de ce pôle moteur, des confédérations (nordique, balkanique, méditerranéenne…) fermement reliées à ce pôle par des traités, le tout formant une Confédération européenne capable de tenir tête aujourd’hui aux Etats-Unis, demain à la Chine.
Mais comme j’écris ces lignes, je me rends que je rêve comme rêvaient les socialistes du début du XXe siècle qui espéraient la révolution en Allemagne pays à la pointe du progrès et qui se retrouvèrent en train de patauger dans la boue avec Lénine et Staline.
Voyons donc la réalité en face. La Roumanie et la Bulgarie seront demain dans l’UE. Comme avant elles la presque totalité des anciens Etats satellites de l’Union soviétique. Au-delà des discours ronflants et des proclamations angéliques, cela signifie que l’Union européenne se livre à une récupération bassement mercantile d’un espace économique qui lui a échappé pendant un demi-siècle. Elle a besoin de marchés, de main d’œuvre corvéable à merci, de jeunes non pas désabusés et cyniques mais dynamiques et ambitieux, d’économies déréglementées où tous les coups sont permis, de législation facilement contournables, de permis et licences achetables sous (ou sur) la table et même, pour le repos de ses guerriers en costume trois pièces, de prostituées belles comme le jour, cultivées et polyglottes.
Dans l’affaire, l’idéal européen a bon dos.
Le revers positif de la médaille est que, malgré tout, il y aura injection de capitaux frais dans certains secteurs économiques, dans le bâtiment, les transports et les communications. Cela va accélérer le développement d’une nouvelle bourgeoisie qui, comme celle très dynamique du début du XXe siècle, n’aura d’yeux que pour les capitales étrangères. C’était Paris autrefois, c’est Londres et New York aujourd’hui.
Mais les Roumains, la masse roumaine, qui vit aujourd’hui à 60% à la campagne sans eau courante ni routes dignes de ce nom, il faudra qu’elle lutte bec et ongles pour arracher quelques miettes de ce festin. Et les jours de déprime, elle ne pourra pas rêver au socialisme, car là, elle a déjà donné.
——-
Dans «Aux sources de l’esprit suisse», son dernier livre, Gérard Delaloye raconte l’évolution de la notion d’helvétisme, de Rousseau à Blocher.
