David Cronenberg le répète pour la treizième fois: le génie de l’esprit humain n’est qu’un leurre qui sert à agiter notre condition de corps sans avenir
Je suis ici à vous écrire. Vous êtes là à me lire. Dans un instant, vous cliquerez sur une autre page du premier magazine électronique francophone où vous réagirez à mon texte. Entre nous, pas de papier, pas de journal, pas d’encre noire qui salit les doigts: je vous écris, vous me répondez, le réseau internet se charge du reste.
Or, si l’on suit la réflexion que le réalisateur David Cronenberg expose depuis vingt-cinq ans, le réseau n’est qu’un frétillement de plus de l’intelligence humaine. Une nouvelle manière de se débattre contre l’inéluctable: le corps qui finit de toute façon par dépérir, entraînant avec lui l’esprit qui le mouvait. Et il n’y peut rien, le pauvre esprit: lui, il pourrait encore fonctionner, tracter des idées, innover, construire des plans d’avenir… C’est même cela qui nous différencie des animaux.
Mais David Cronenberg se moque de ce genre d’espoir. Il suffit de voir ses héros mourir à la fin de chacun de ses films: pour le Dr Cronenberg, l’homme n’est qu’un corps. Voilà qui n’est pas très réjouissant. Mais puisque nous sommes dans un magazine virtuel et que Cronenberg a justement choisi d’explorer le monde virtuel, pourquoi ne pas poser d’emblée un problème philosophique et religieux majeur?
Cronenberg pense qu’il n’y a rien après la mort. Je ne suis pas loin d’approuver cette idée, ce qui me rend d’autant plus sensible à ses préoccupations. Dans le dernier film du cinéaste canadien, une géniale conceptrice de jeux vidéos (Jennifer Jason Leigh) échappe, en compagnie de son attaché de presse (Jude Law), à l’attentat terroriste d’un groupe qui prône la mort du réalisme dans les mondes virtuels.
Situé dans un futur proche, «eXistenZ» présente des programmes qui plongent le joueur dans un univers plus vrai que nature. Les deux rescapés se perdent dans l’univers du jeu révolutionnaire nommé eXistenZ, mais son authenticité et ses rouages proches de la vie ne les mènent à rien. Pour jouer à eXistenZ, l’utilisateur doit relier, grâce à un cordon ombilical, une console organique à un trou – le biopod – situé à la base du dos. Le corps est donc réduit à un rôle de raccordement entre deux réalités.
Le jeune attaché de presse, qui expérimente un monde virtuel pour la première fois, s’inquiète de ce qu’il advient de son corps pendant que son esprit voyage dans cet univers imaginaire. «N’a-t-il pas faim? N’a-t-il pas sommeil?» s’enquiert-il auprès de la conceptrice. «Nos corps sont tranquillement assis dans la réalité», lui répond-elle en substance.
Ce n’est pas si simple. Ces corps, abandonnés pendant que le cerveau vit une autre vérité, sont l’image même des hypothèses de David Cronenberg: les conquêtes de l’esprit humain se sont faites au détriment de l’enveloppe charnelle que l’homme continue de considérer comme un boulet à traîner toute sa vie.
Ce n’est pas un hasard si la chirurgie et la médecine occupent l’entier de sa filmographie. L’être humain est sans limite, nous disent en apparence ses images folles, cauchemardesques et souvent drôles. Sans limite, oui, mais au détriment du corps qui s’en venge bien: il finit toujours par l’emporter. Les animaux, qui n’y pensent jamais, ont plus de chance que nous.
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Thierry Jobin, 30 ans, est journaliste et critique cinéma. Il a vu tous les longs métrages de David Cronenberg.
