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Il est le plus grand anti-héros du XXe siècle

Il a instauré la paix partout où cela lui était possible. Il s’est fait un devoir de défaire les injustices de ses prédécesseurs. Et pourtant, les 20 ans de son accession au pouvoir n’ont pas été célébrés.

Il y a des morts dont on sait, en voyant leur cadavre livré en pâture aux médias, qu’ils ont leur avenir devant eux.

C’est le sentiment que donnait, le 9 octobre 1967, la photo de la dépouille de Che Guevara exhibée par des militaires boliviens au lendemain de son assassinat. C’est le sentiment que j’ai aujourd’hui en regardant la photo du cadavre d’Aslan Maskhadov, le président tchétchène assassiné par les troupes russes le mardi 8 mars dernier.

Tous deux sont d’ailleurs barbus, le torse nu, dans une attitude dégageant — au-delà de l’infâme mise en scène — cette énergie indéfinissable que l’on sait par instinct venir du martyre. La pâleur des corps, leur fragilité, renvoie directement à l’image que nous avons de la passion du Christ transmise et imposée par la peinture chrétienne.

Mais, direz-vous, Aslan Maskhadov, colonel de l’armée soviétique, président d’un Etat musulman, n’a rien d’un Guevara. C’est vrai, à cette exception près que, comme le Che, il symbolise pour des foules immenses la liberté, la dignité, la lutte contre l’oppression aveugle.

Il faut avoir l’esprit étriqué d’un colonel du KGB pour, comme Poutine, penser faire avancer d’un millimètre la solution du conflit caucasien en faisant exécuter le seul dirigeant que les Tchétchènes se sont démocratiquement donnés. Mais je m’égare: Poutine ne veut justement pas de solution au Caucase.

Son action, depuis qu’il est entré au pinacle de la politique russe en automne 1999, vise justement à faire du Caucase et des Caucasiens — que, comme une majorité de Russes, il méprise profondément — l’abcès de fixation de tous les méfaits de sa politique, la caution première de l’enrichissement de son petit cercle de protégés, la justification de sa mainmise sur le pouvoir et de son maintien au pouvoir.

C’est en pleine possession de ses moyens que le colonel KGB Poutine, président de la Fédération russe, décide de sacrifier un tout petit pour cent de 150 millions des habitants de son pays à leur assujettissement. Sans les Tchétchènes, Poutine devrait assumer publiquement la faillite de sa politique qui provoque la décomposition de la société russe.

Par un de ces hasards qui font le régal des historiens, cet aveu de faiblesse poutinien survient la semaine même où l’on célèbre — avec une fort discourtoise discrétion — l’avènement au pouvoir du plus grand des antihéros du XXe siècle, Mikhaïl Gorbatchev. Antihéros parce que je ne vois comment qualifier l’homme qui, élu le 11 mars 1985, à la tête de l’immense, de la puissante, de la colossale Union soviétique (et de son encore plus grande zone d’influence/chasse gardée en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine) est parvenu à la faire disparaître en moins de six ans.

Que dis-je disparaître? Gommer, effacer, oblitérer, de telle sorte que quinze ans après sa disparition elle ait quitté jusqu’à nos mémoires.

Il est vrai que nous avons l’habitude de célébrer les constructeurs. Ou exceptionnellement les destructeurs comme Alexandre, Napoléon, Hitler, Staline ou Mao, mais à condition que leur gloire soit érigée sur des monceaux de cadavres.

Mais Gorbatchev est un destructeur atypique. Un bureaucrate de la destruction en quelque sorte: il n’a tué personne, il s’est contenté d’instaurer la paix partout où c’était possible, il s’est fait un devoir de défaire les injustices que ses prédécesseurs avaient patiemment accumulées.

Dans un monde dont les ressorts intimes ne fonctionnent bien que s’il y a du sang à la une, le dernier secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique s’est contenté d’être ce à quoi il était théoriquement (mais pas pratiquement!) voué: un homme de paix et de progrès.

C’est grâce à lui que la Tchétchénie a pu, comme les autres «sujets» de la Fédération russe, se poser la question de l’indépendance, réfléchir aux conditions de sa liberté.

Cette semaine, la liberté a pris quelques balles dans la peau en Tchétchénie. Et Gorbatchev a célébré les 20 ans de son entreprise libertaire avec quelques proches. Mais à Turin, en Italie, pas à Moscou.

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