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Les services secrets suisses existent depuis soixante ans: ils ont toujours été nuls

De Hausamann à Regli, le renseignement suisse ne s’est distingué que par des échecs et des compromissions. Retour-arrière sur les affaires qui ont marqué son histoire.

J’adore cette affaire Bellasi qui vient semer le trouble dans une Berne déjà en berne faute de projets depuis que l’ennemi rouge s’est évanoui derrière le vert horizon de la Forêt Noire. J’adore. D’autant que cette affaire sème le trouble dans le seul département géré par l’UDC, à quelques semaines du triomphe électoral annoncé de ce parti. J’essaie d’imaginer Blocher et Maurer convoquer leurs propres espions pour tenter de comprendre d’où est parti ce coup bas, virer ces incapables faute de réponse et s’adresser à une société internationale de consultants pour vite colmater les brèches…

Si je rigole sans retenue alors que l’affaire est censée être des plus sérieuses, voire des plus tragiques si l’on se place sur le terrain du patriotisme, c’est que les services secrets suisses sont à contre-courant depuis toujours et, partant, d’une efficacité proche du zéro barré. Il en va des peuples comme des individus, chacun a ses points forts. Nous, nous sommes voués depuis des siècles à faire beaucoup les aubergistes, un peu les horlogers, mais en tout cas pas les barbouzes. Manque de savoir faire, manque de motivation, manque de culture. C’est normal, après cinq siècles de neutralité.

En 1939, au moment de la Mob, le Général s’est immédiatement rendu compte qu’en plus du manque de moyens de transports, de plans stratégiques et d’aviation, il n’avait pas non plus de services secrets. Il en créa, inefficaces, sous la direction du colonel Masson et passa commande de renseignements à un bureau privé dirigé par Hausamann, bureau qui fit son possible pour en savoir plus et qui se brancha sur ceux qui alors savaient: les Américains, les Anglais, les Allemands.

C’est chez Hausamann qu’on retrouva des traces de l’Orchestre rouge (réseau Lucy), de Gisevius, le vice-consul allemand à Zurich, de Dulles, le fondateur de la CIA. Les agents de Masson, eux, avaient d’excellents contacts avec les nazis. En 39-40, ils repérèrent les stades de foot où parquer les fortes têtes en cas de besoin. Pour se financer, ils en arrivèrent même à vendre aux nazis d’excellentes baraques en bois qui servirent à garnir les camps de concentration…

Au lendemain de la guerre, le plus gros scandale suisse ne fut pas dû à l’or nazi ou aux fonds en déshérence dont personne ne voulait entendre parler, mais aux services secrets. Masson avait organisé des rencontres entre le Général et le général SS Schellenberg, chef d’un des services nazis. Pendant des semaines, ce scandale fit la une des journaux. Le Général en fut un peu marri, mais la vie continua…

Plus près de nous, au début des années 70, un autre illuminé du renseignement, le colonel Bachmann se fit une belle réputation en organisant du côté de l’Irlande et (si ma mémoire est bonne) du Canada des planques d’où le Conseil fédéral aurait pu diriger la Suisse en cas d’occupation du pays par les armées que vous savez.

Il y a dix ans à peine, on apprenait que les armées secrètes P26 et P27 se préoccupaient elles aussi du bonheur d’être Suisse en cas de guerre. Avec ce qu’il fallait d’exécutions et de concentrations des suppôts potentiels d’une terrifiante cinquième colonne.

Jamais un de ces agents ne s’est révélé capable de nous amener ne serait-ce que l’esquisse d’un avion ou d’un système radar d’une quelconque utilité. Ces choses-là, nous les avons toujours payées rubis sur l’ongle. Remarquez que, quand le divisionnaire Regli affirmait dimanche à la radio que ses collègues étrangers connaissaient les mêmes problèmes, il n’avait pas tort.

Voyez les Américains. On sait enfin ce qu’il en fut de cette malheureuse ambassade chinoise à Belgrade, bombardée le 7 mai dernier. Jacques Isnard le raconte dans «Le Monde» du 21 août. L’objectif des bombardiers américains était le siège du directorat chargé de la fourniture en armement des forces yougoslaves, situé à 300 mètres de l’ambassade. Pour identifier sa cible, la CIA a utilisé trois cartes, dont deux achetées dans le commerce et datées de 1989 et 1996 (donc avant le déménagement de l’ambassade) et la troisième américaine éditée en 1997. Aucune des trois cartes ne mentionnant le directorat (et l’ambassade), un officier fit les recoupements nécessaires à partir de cartes routières et de données des satellites pour obtenir le résultat que l’on connaît…

Et les Russes? Aujourd’hui nos amis, hier nos ennemis, ils poursuivent pourtant la même politique. De leurs chefs espions, ils font des premiers ministres. Hier Andropov, aujourd’hui Poutine.

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Gérard Delaloye est historien et journaliste. Il vit à Lausanne.