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La Suisse achète de la technologie mais ne sait pas s’en servir

Jadis, Xavier Comtesse aurait été fou du roi. Payé pour dire au souverain des vérités déplaisantes, en se protégeant derrière le bouclier de l’humour.

Il a adapté son rôle à l’époque. Le salaire de Comtesse – directeur de l’antenne romande du think tank Avenir Suisse, à Genève – est payé par les grandes multinationales suisses, mais le mathématicien neuchâtelois fait exactement le même job: il passe son temps à dire ses vérités fâcheuses à un pays complaisant et bloqué.

Comtesse publie cette semaine un livre à la rédaction duquel Largeur.com a participé. Son titre semble sortir d’un des systèmes de traduction automatique offerts gratuitement sur l’internet. Accrochez-vous: «Dartfish, Logitech, Swissquote & Co. Les transformeurs IT, les nouveaux acteurs du changement. Dix expériences d’entreprises IT en Suisse».

Le chaos stylistique du titre est trompeur car le livre est direct, percutant et nécessaire. La Suisse se repose sur ses lauriers et prend du retard dans la compétition mondiale. L’auteur essaye d’en décrypter les raisons et de proposer des remèdes à travers l’étude de plusieurs entreprises.

(Ajoutons entre parenthèses que les thèses avancées dans ce livre n’ont rien à voir avec le «néo-libéralisme» dont l’auteur et son employeur Avenir Suisse ont souvent été taxés).

Ce livre et d’autres études similaires sont d’autant plus indispensables que les entrepreneurs ont mauvaise presse en Suisse. Ils sont regardés avec méfiance: on méprise leur ambition, on a de la peine à célébrer leur courage et à reconnaître leur capacité à prendre des risques. Très souvent, on jalouse leur succès au lieu d’admettre leur rôle essentiel pour le bon fonctionnement d’un pays et de son économie.

Mais revenons à Comtesse et au titre de son livre. L’angle d’approche est celui de la technoculture. Il considère la technologie comme élément incontournable et indispensable (mais pas unique) du devenir social et économique. Le livre s’ouvre alors sur un constat inouï: en comparaison internationale, la Suisse est systématiquement dans le groupe de tête en termes de consommation de technologies de l’information et de la communication. «Les Suisses sont des acheteurs frénétiques», dit Comtesse, tant par les montants consacrés à l’IT que par la rapidité d’adoption.

Mais si on analyse comment les entreprises et les citoyens utilisent ces technologies et les gains de productivité qui en sont issus, la Suisse «est très sûrement en queue du peloton». L’auteur s’inquiète de ce qu’il appelle le «paradoxe suisse». Alors que d’autres pays ont fait des bonds en matière de productivité, la Suisse stagne depuis bientôt vingt ans. A un très haut niveau de pouvoir d’achat, c’est vrai, mais elle stagne.

Comment expliquer ce paradoxe? Partiellement du moins par des éléments culturels: la Suisse est un pays fasciné par la technologie – ne sommes-nous pas tous ingénieurs dans l’âme? – qui a les moyens de se payer les dernières nouveautés. Mais nous semblons avoir perdu la capacité d’en faire bon usage, prisonniers, suggère Comtesse, «d’un perfectionnisme plein de lenteur et d’une préférence donnée au développement technologique plutôt qu’à l’utilisation efficace et au marché».

L’autre jour dans son bureau de Genève, Xavier Comtesse m’a raconté une anecdote qu’on ne trouve pas dans le livre: une banque genevoise avait investi une somme importante dans le renouvellement de son parc informatique. Ordinateurs dernier cri, écrans plats. Les machines ont été livrées par le constructeur. Et elles sont restées pendant une année dans les cartons avant qu’on commence à les installer.

On a également inventé en Suisse des technologies remarquables: le langage informatique Pascal, par exemple (au Poly de Zurich) ou le World Wide Web (au Cern de Genève). Mais leur succès commercial a été réalisé ailleurs. D’autres innovations se sont traduites en échecs commerciaux cuisants, tels les ordinateurs Lilith, Smaky ou Music: autant de noms qui n’ont jamais atteint les oreilles du public ni, d’ailleurs, ceux des clients potentiels. Si la science et la recherche suisse montrent une grande créativité, nous semblons en même temps incapables de concrétiser ces percées en applications commerciales à succès.

Xavier Comtesse en arrive à un constat amer: «Il semble que personne dans notre pays ne cherche vraiment à inverser la tendance. Tout se passe comme si l’on cherchait à continuer à investir davantage dans la recherche appliquée et dans le transfert technologique, alors que ce sont la connaissance des opportunités de marché, la compréhension des besoins des clients qui font principalement défaut», écrit-il.

La Suisse se trouve ainsi face à un défi majeur «qui ne consiste plus à investir prioritairement dans les technologies de l’information et de la communication (NTIC), mais bien à transformer ces investissements en gains économiques» et à apprendre à commercialiser l’innovation. Les liens étroits entre le développement économique et les NTIC ne sont plus à prouver.

Comtesse identifie six facteurs cruciaux:

1. La formation (avec une meilleure adéquation de l’offre de formation, qui est allée vers le bas de gamme, au marché, qui vise plutôt le haut de gamme).

2. La recherche et développement (en rapprochant notamment les hautes écoles des réalités du marché et en y insufflant de l’entrepreneurship et de l’accompagnement).

3. La commercialisation de l’innovation.

4. Les mesures d’encouragement à la création de capital-risque.

5. La création de marchés vraiment compétitifs («il est grand temps que les mentalités évoluent dans ce pays et que les entrepreneurs voient dans la concurrence une opportunité et non une menace»).

6. L’utilisation des NTIC par les administrations publiques (la description que fait Comtesse de la façon dont les administrations suisses ont utilisé l’Internet pour créer deux systèmes parallèles et redondants – «un guichet réel et un virtuel» – plutôt que d’y chercher des gains en productivité serait drôle si elle n’était pas tragique).

Dans la deuxième partie du livre, Xavier Comtesse publie dix études de cas, rédigés par des journalistes indépendants, sur autant d’entreprises technologiques suisses. Il y discute les exemples négatifs d’Ascom («ils auraient pu devenir notre Ericsson, ils avaient la technologie, la compétence et la position sur le marché, et ils ont tout gaspillé») et Swisscom («pourquoi ne sont-ils pas le principal investisseur suisse dans de start-up technologiques? Pourquoi n’y a-t-il pas un «cluster» high-tech autour de Swisscom comme il y en a autour de toute entreprise similaire ailleurs dans le monde?»).

Mais il y parle surtout d’exemples positifs, dont Dartfish et Swissquote, ou encore de l’épicerie en ligne Le Shop. Il les qualifie de «transformeurs». Des entreprises qui, par l’utilisation de l’outil technologique, ont modifié radicalement les méthodes, approches, produits et services, et le cadre économique des secteurs dans lequel elles opèrent. Elles ne sont pas des sociétés de technologie ni, respectivement, des entreprises sportives, bancaires ou d’épicerie. Elles composent une nouvelle catégorie d’acteurs, qui ont inventé des nouveaux métiers en réunissant les deux compétences (technologique et sectorielle) dans une optique de transformation du métier de base. Des «transformeurs», justement.

Xavier Comtesse termine son livre par un appel à l’établissement, par un effort conjoint privé-public, d’un «plan d’action national» ». «Le but visé serait un usage renouvelé des NTIC en Suisse allant dans le sens de plus de productivité, de plus d’écoute du client et des marchés, et d’un changement de la nature de l’innovation». Au vu des faits présentés dans ce livre, il y a en effet urgence.

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