A l’heure des bilans, 2004 s’annonce une année plus réjouissante que prévu. Du moins pour ceux qui, comme moi, craignaient la capacité de nuisance d’un Christoph Blocher parvenu au pouvoir.
En effet, une année après son arrivée au Conseil fédéral, le bilan du matamore extrémiste n’est en fin de compte pas aussi positif qu’il pouvait l’espérer. Il est vrai que Blocher est le roi de l’esbroufe médiatique — au point qu’il peut susciter des commentaires d’un pessimisme exagéré comme cela m’est arrivé ici-même il y a moins de trois mois.
Mais suffit-il à un politicien de proclamer urbi et orbi qu’il est le meilleur pour qu’il le soit vraiment? Bien sûr que non. Candidat au pouvoir, Blocher pouvait cacher cette faiblesse par des jeux de manche ou des formules à l’emporte-pièce. Fermement installé au pouvoir, c’est moins facile, comme nous venons de le voir avec la présentation de son bilan lundi 20 décembre dernier.
De manière tout à fait inhabituelle pour une personnalité de son niveau, Blocher avait convié les journalistes à se rendre à la Maison du peuple de Bienne pour l’entendre faire le bilan de sa première année au gouvernement.
L’inhabituel tenait à la rupture de la collégialité: bien que les médias tendent (par commodité) à donner du ministre de ceci ou de cela à nos gouvernants, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont de ministre que l’apparence. En réalité, ils ne sont que membres d’un collège gouvernemental et n’ont donc pas de bilans à tirer, la responsabilité étant collective. Sinon, ils devraient, par exemple, démissionner chaque fois qu’un de leurs projets ne passe pas la rampe, ce qui nous voudrait, vous l’admettrez, d’assez fréquentes noces à Thomas.
Exercice inhabituel donc, pour un propos tout aussi inhabituel. Notre chef de la police et grand exécuteur de la justice n’avait en réalité rien à dire comme en témoigne la rare vacuité de son discours, un discours digne d’un chef de la police mais singulièrement dépourvu du souffle propre à un homme d’Etat.
Pour ma part, j’en ai surtout retiré qu’il était content qu’il y ait moins de réfugiés, ce que je sais déjà depuis longtemps. Depuis que la guerre des Balkans est terminée pour être précis. Depuis que les Balkaniques, pas plus masos que d’autres, préfèrent rester chez eux plutôt que venir en Suisse se faire insulter par Blocher et ses électeurs.
Par ailleurs j’ai aussi appris que Christoph Blocher était tout heureux d’avoir économisé 63 millions de francs dans son département, ce qui doit représenter à tout casser l’équivalent de quelques centimètres de transversale alpine. Ça c’est de l’économie!
Il faut avoir fait un apprentissage de paysan et avoir intégré tout jeune dans son système neuronal qu’un sou est un sou pour oser se flatter –dans un pays qui roule sur les milliards, qui avale des milliards, qui claque des milliards — d’avoir économisé 63 millions et de montrer ainsi l’exemple.
Voilà qui, sans vouloir offenser personne, donne à la révolution blochérienne l’épaisseur idéologique de l’imaginaire d’une putzfrau. Voilà qui nous ramène à la grisaille de la vie politique suisse. Blocher pensait dépasser d’une bonne tête ses partenaires au gouvernement, le voici réduit au format d’un chef de bureau sans imagination. Les apparences sont décidément trompeuses.
Elles le sont d’autant plus que si l’on veut découvrir une vraie pensée politique, c’est vers le si décrié Moritz Leuenberger qu’il faut se tourner. Avec l’ironie et la délicatesse qu’on ne lui connaît pas assez en Suisse romande, il est capable de faire à la leçon à son alter ego en lui rappelant, dans un discours admirable les vraies valeurs:
- «Aucune communauté, ni au Moyen-âge, ni à notre époque moderne, ne vit que d’économie, de politique, de technique, de rendement et d’argent. Toute communauté a besoin de bases morales et spirituelles: la confiance, la fiabilité, l’entraide, la solidarité, la responsabilité, la bonne foi. Ces bases valent pour tous ceux qui constituent une société, elles valent aussi pour les médias, aussi pour l’économie. En l’absence de telles bases, aucune entreprise ne saurait prospérer, aucune économie ne saurait fonctionner et se développer.»
Leuenberger n’avait d’ailleurs pas attendu l’arrivée de Blocher au gouvernement pour dénoncer l’opportunisme des populistes dans un discours consacré à la séduction :
- «On leur adresse le reproche de séduire le peuple. Plus précisément, le populisme est un phénomène de séduction réciproque: le populiste se laisse séduire par une voix «dans le peuple», il en reprend les souhaits et les malédictions, il les formule dans ses propres termes, puis se laisse porter par les masses enthousiasmées. Il confère un langage à ceux qui ne peuvent pas exprimer leurs sentiments; il traduit la sensibilité ambiante, et à son tour, il séduit «le peuple» en lui faisant croire que des problèmes complexes ont des solutions simples, et que lui, le séducteur, connaît ces solutions. Il tait, ou il refoule le fait que sa solution n’est pas réalisable; il réprime la vérité entière au profit d’une demi-vérité, plus agréable et meilleur marché. Cette manière de faire lui réussit, et c’est ainsi que «le peuple» peut en retour s’identifier à la force et au succès. Séducteur et séduit se partagent le profit narcissique
«Pourtant, il ne devrait pas être négatif de se réclamer du peuple. Si le populisme a une connotation négative, c’est sans doute parce que le populiste se réclame sans cesse du peuple, et qu’il ne cesse de courir après lui, après l’opinion déjà faite. Le populiste ne veut diriger le peuple que là où il considère que le peuple se trouve déjà. Et cela n’est pas diriger, mais s’adapter. Celui qui dirige, au contraire du populiste, risque l’impopularité, parce que son but, à certains égards, n’est pas identique à celui du «peuple», et c’est pourquoi il doit accomplir tout un travail de persuasion.»
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