Loin des clichés nouveaux riches, la communauté russophone genevoise est largement constituée par des étudiants et des travailleurs de l’ombre. Portraits et témoignages.
Les Russes que l’on croise à Genève ne sont pas forcément des oligarques qui claquent leurs dollars entre les palaces de la rive droite et les boutiques de la rive gauche. Car en marge de cette communauté voyante, c’est tout un petit monde d’immigrés russophones qui s’organise dans des conditions plus sommaires, notamment dans les quartiers des Eaux-Vives et des Pâquis.
Etudiants, artistes nébuleux et travailleurs de l’ombre y partagent souvent le même toit. Samedi dernier, ils étaient tous au concert de Vopli Vidoplyasova, un groupe de rock ukrainien qui se produisait au Palladium. Régulièrement, ils se retrouvent le mercredi soir à l’Opera House, et le lendemain au Memphis.
«Nous venons de lancer les « soirées russes » tous les jeudis, dit Faouzi Fertani, le tenancier de cet établissement du quartier de Rive. On se rend compte qu’il y a un marché croissant. Nous servons de la bière russe, de la vodka bien sûr, et des spécialités: sardines et tomates confites russes, toast aux oeufs de lump, etc.»
Pas encore d’esturgeon dans les bars genevois… Et pas non plus dans les logements, où le menu des fêtes ne change guère: patates, poulet, vodka et rock russe à plein tube. Ce soir, c’est chez Youri, 28 ans, que se réunit la petite équipe. Une vingtaine de personnes, entassées dans un studio de 10 m2. Programme: boire, manger et danser.
Dans cette grande maison un peu délabrée, les origines sont diverses mais on parle russe à tous les étages. C’est l’employeur de Youri qui loue ce petit meublé pour lui. Les autres locataires ont trouvé un logis ici par des intermédiaires qu’ils préfèrent ne pas évoquer. Arrivé de Riga (Lettonie) il y a trois mois, Youri ne parle pas encore le français. Il travaille au noir sur un chantier pour 20 francs de l’heure. Pas d’assurance, pas de vacances et pas de visa (puisqu’il n’est pas nécessaire depuis que la Lettonie a rejoint l’Union européenne).
«Et pas besoin de parler français pour creuser des trous. Avec mon chef, je baragouine anglais, et j’utilise les mains pour dialoguer avec mes collègues albanais», dit-il en russe, traduit par son voisin. Youri appartient à une filière slave de travailleurs illégaux. Un de ses amis de Lettonie, qui effectuait le même travail à Genève, lui a donné les instructions pour reprendre sa place et l’appartement.
«Ma mère me parlait toujours de la Suisse comme d’un pays paradisiaque: les paysages, les montagnes, la richesse. Elle était enthousiaste quand je lui ai dit que j’allais venir ici. Mais la réalité est beaucoup plus dure. Je travaille sur appel et je ne peux rien prévoir à l’avance. Parfois, je m’épuise jour et nuit pendant deux semaines, et puis plus rien pendant un mois. Les conditions sont tellement difficiles que je ne sais pas si je vais rester.»
Irina tient un discours différent. Contrairement à Youri, cette belle danseuse de cabaret ukrainienne de 23 ans parle parfaitement français. «C’est essentiel pour mon travail car je dois faire la conversation au bar avec les clients. Je commence à 21 heures pour encourager à consommer. Les shows s’enchaînent à partir de 23 heures. C’est la quatrième fois que je viens en Suisse. Je reste environ 4 à 5 mois, et je remonte à Kiev le reste de l’année. Ma famille ne sait pas que je fais ce travail. Je leur dis que je suis artiste. D’ailleurs, je danse depuis toute petite et je me considère comme une vraie professionnelle, pas comme les autres danseuses de cabaret.»
Moins fatigué, Vladimir est ravi de sa situation de «jeune garçon au pair», un titre incongru pour ce costaud de 24 ans qui vient de Mogilev, en Biélorussie. Dans sa famille d’accueil, en France voisine, il ne s’occupe pas seulement des enfants, mais travaille depuis quatre mois pour retaper la maison: peinture, toiture, jardinage, etc. Nourri et logé, il reçoit environ 90 euros par semaine. «Je vais essayer de passer l’examen d’entrée à l’université l’année prochaine, dit-il dans un français parfait. J’avais de l’avance: je prenais déjà des cours de français chez moi.»
Le statut d’étudiant est intéressant pour ces jeunes Russes, car il donne la possibilité de travailler légalement. Avec des emplois dans des bureaux, Anastassia Glazova et Veronica Karyuk, toutes deux étudiantes russes à Genève, ne s’en sortent pas trop mal. Entre eux, les russophones de Genève se serrent les coudes. «Nous nous soutenons très fort avec nos amis baltes ou ukrainiens, dit-elle. Même s’il y a des différences culturelles et de niveau social entre nous, la langue nous réunit.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 19 novembre 2004.
