CULTURE

Le monde du travail sous la plume acerbe des écrivains

L’entreprise et ses paradoxes ont inspiré deux récents ouvrages plaisants. L’un encourage les employés «à en faire le moins possible». L’autre s’interroge sur le métier de journaliste plus particulièrement.

La lutte contre l’idéologie du travail vient de recevoir le soutien voyant de deux Genevoises qui partagent une certaine jeunesse, une belle plume et, surtout, une liberté d’esprit que leurs études supérieures ne sont pas parvenues à embrumer. Le politiquement correct aurait tendance à leur donner des boutons.

Il n’est presque plus nécessaire de présenter Corinne Maier (née en 1963) puisqu’elle squatte les plateaux télés depuis quelques semaines. On sait qu’elle travaille à un temps partiel à EDF, qu’elle est aussi psychanalyste et qu’en plus elle écrit des livres. Sur Lacan. Sur Casanova. Et maintenant ce «Bonjour paresse» sous-titré «De l’art de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise».

Pour qui l’a vue à la télé, le doute n’est pas possible: cette dame qui fait l’éloge de la paresse est une bûcheuse. A sa décharge, elle peut arguer que son propos est avant tout imprécateur. Que c’est aux entreprises qu’elle en veut, à leur logique mortifère pour l’homme, à l’absurdité de leur fonctionnement. Que c’est par empathie envers des cadres mal dans leur peau qu’elle écrit et qu’elle leur conseille de jouer mollement des coudes pour viser la planque pépère permettant de couler des jours heureux.

La diablesse (ce n’est pas moi qui le dit: EDF voulait la virer, mais n’a pas osé) connaît son monde et son bouquin est fait sur mesure pour des cadres fatigués, débordés, stressés, inquiets, incultes (c’est elle qui le dit) et pressés. Donc 120 pages gonflées, aérées, légères, vite lues, mais percutantes. Pas d’analyses théoriques, juste ce qu’il faut de références savantes pour montrer que le sujet est maîtrisé. Et de l’humour. Exemple:

    Le cadre en général, n’encadre pas; celui qui exerce véritablement la fonction de cadre est appelé «manager». Le «manager» est d’apparition récente en francophonie, où le mot se diffuse et prend son sens dans les années 1980. Le manager modernise le cadre comme le management rafraîchit la gestion; cela ne rend pas les choses plus excitantes, mais incontestablement le terme, ainsi «relooké», a plus de chien, car en entreprise, comme partout ailleurs, les mots s’usent.

La thèse de Corinne Maier est vieille comme la première révolution industrielle. L’ennemi est la bureaucratisation qui bien sûr s’est hypertrophiée au fil des décennies. Comme les universités et hautes écoles déversent chaque année leur lot de cadres potentiels sur le marché du travail, ces gens vont s’incruster dans les grandes entreprises (mais c’est pareil dans la fonction publique, je peux en témoigner pour avoir connu les deux systèmes) avec un seul souci par les temps incertains que nous connaissons: durer. Donc, pour l’essentiel, courber l’échine, avaler toutes les stupidités pensées à l’échelon supérieur, s’adapter aux modes dominantes, prévenir si possible les sautes d’humeur de la hiérarchie.

Bien pensé, le bouquin de Corinne Maier est sympathique ce qui explique probablement son énorme succès. Un succès qui ne devrait pas la surprendre, puisqu’elle se demande:

    Dieu sait pourquoi l’opinion et les médias s’intéressent toujours en priorité à ceux qui crachent dans la soupe. Fort de cette logique, «Bonjour paresse», qui crache dans la soupe de l’entreprise, m’apportera-t-il le succès? Allez savoir…

On sait.

N’empêche, une fois refermé, le livre vous abandonne aussi vite que le goût du chewing-gum s’estompe dans le palais d’un fumeur invétéré. Et l’on se dit qu’en fin de compte, la sympathique Corinne ne fait que renouer avec le succès de la rengaine d’Henri Salvador: «Travailler, c’est la santé, ne rien faire c’est la conserver.»

Sa cadette de dix ans, Mona Chollet ne cherche pas avec sa «Tyrannie de la réalité» l’éphémère coup éditorial. Elle nous donne un livre que l’on sent écrit avec les tripes. Elle est jeune, elle s’interroge sur la société, sur l’avenir que cette société lui réserve. Journaliste, elle est horrifiée (à juste titre!) par la dégénérescence de la profession. Elle n’a pas envie de renoncer à ses idéaux, à ses rêves. Elle se refuse à courber l’échine, à se plier au système, à admettre la «réalité» dont on la matraque à longueur de journée, de médias et de hiérarchies. Alors elle se livre à un réquisitoire en règle contre ce que ma génération (fille de Marx et de Sartre) appelait naguère l’aliénation:

    C’est à une colonisation intérieure que procède le salariat. Il constitue une sorte de bain-marie existentiel, de climatisation mentale. Il oblige ceux qui y sont enrôlés à investir passionnément tout leur être, toutes leurs forces, toutes leurs capacités, au service d’objectifs économiques le plus souvent dérisoires et nuisibles, qui procurent à ses cadres les plus zélés une excitation confinant à la démence. La condition du salarié, comme dans la chanson écrite par Raoul Vaneighem, «La vie s’écoule, la vie s’enfuit», est «sans rêve et sans réalité».

Mona Chollet a pour sa part envie de rêver, aussi ne se prive-t-elle pas de rompre une lance en faveur d’un salaire garanti pour tous, en soulignant que si les réticences envers cette problématique sont «essentiellement culturelles», le propos n’a rien d’utopique. Au contraire, il permettrait d’assainir la situation :

    Alors que le travail mercenaire diverge le plus souvent de la recherche du bien commun, en obligeant parfois, pour gagner sa vie, à contribuer au saccage de la nature ou à truander ses semblables, on verrait peut-être se développer ce « travail gratuit » qui, parce qu’il est gratuit, justement, à tous les sens du terme, peut rompre avec le productivisme pour se mettre au service du seul progrès social, culturel et écologique. On parviendrait peut-être ainsi à s’arracher à cet exil de soi et du monde que représente aujourd’hui le travail.

Admirez la formule: le travail comme exil de soi et du monde. Elle englobe la souffrance de millions de nos contemporains qui n’ont pas la chance ou tout simplement la possibilité d’exercer une activité rémunérée correspondant à leurs aspirations profondes.

Alors que Corinne Maier se cantonne à la critique de l’entreprise, Mona Chollet passe patiemment en revue – en convoquant essayistes, romanciers et poètes – les tours et détours de notre quotidienneté. De sa plume fine et délicate, elle transforme ce qui pourrait être une plainte désespérée en un chant incantatoire gros d’un optimisme résolu qu’elle livre dans ses dernières lignes:

    Il y a quelques années, une petite annonce réapparaissait régulièrement dans les pages d’un quotidien. Elle disait : «Les nuits sont dures, épaisses de défaites. Pourtant, la caravane de l’Autre est en route.» En fermant les yeux, dans le noir, on peut suivre son lent cheminement.

Il faut lire Mona Chollet. Elle est porteuse de rêve, denrée rare en ces temps sombrement blochériens.